… Conte du Chemin de Saint Jacques (3)
Les clients justement, Mademoiselle Lucie en a de moins en moins. Des clients réguliers du moins, des solides, des habitués, des sur qui on peut compter. Maintenant les gens n’aiment guère les vieilles épiceries tenues par de vieilles demoiselles. Ils préfèrent les supermarchés où on trouve de tout, avec de grands parkings pour garer facilement sa voiture. La ville en a deux et il est question d’en construire un troisième. Voilà pourquoi, en hiver, la sonnette de la petite boutique ne tinte plus guère que sept ou huit fois par jour.
En sortant de l’église, ils marquent un temps d’arrêt. En face d’eux, au-delà de la ville et de ses faubourgs, dans la direction de l’Ouest, ils découvrent les premières pentes du chemin. Elles ne sont pas très méchantes, mais ils savent (car ils l’ont lu ou on leur a raconté), que beaucoup d’autres suivront qui seront moins aimables. Puis, ils se mettent en route en tâchant d’assurer leur pas. Mademoiselle Lucie les regarde passer. Il y a de tout : des hommes des femmes, jeunes, vieux, seuls, en couples ou en groupes plus ou moins consistants. Suspendue au cou par un lacet ou cousue au revers de leur sac, beaucoup portent la coquille symbolique.
Souvent l’un d’eux s’arrête devant la boutique. Il se débarrasse de son sac qu’il cale contre le mur, à côté de la porte et il entre. La sonnette fait entendre son tintement et Mademoiselle Lucie toussote pour signaler sa présence (c’est qu’elle n’est pas très grande, ni très grosse, toute vêtue de noir et de gris, vieille petite fille aux cheveux blancs, à moitié cachée par le présentoir à cartes postales où s’étalent des vues de la Cathédrale et de la chapelle Saint Michel de l’Aiguille). Depuis le temps, elle a appris à connaître ces passants. Il y a les inquiets, les trop sûrs d’eux, les curieux, les indifférents, les pressés, les rêveurs et ceux qui cherchent désespérément à retarder le moment où ils seront vraiment partis. Mademoiselle Lucie les observe. Dans la boutique, ils suivent tous ou presque le même chemin. D’abord les fruits étalés près de l’entrée, puis les conserves, la vitrine réfrigérée et, pour finir, le panier de baguettes de pain qu’un boulanger de la rue Plâtrière dépose chaque matin devant le comptoir. Pour finir ils étalent sur le comptoir deux pommes, une boîte de sardine à l’huile et une demi-baguette (mais ça peut être aussi, une orange, deux tranches de jambon sec, un morceau de Cantal et un paquet de dates) puis ils demandent combien ça coûte. Le plus souvent, la question est posée en Français. Mais il arrive, et c’est de plus en plus fréquent, que ce soit en Allemand, en Anglais, en Espagnol ou en Portugais ou tout autre langage incompréhensible pour Mademoiselle Lucie qui ne parle et ne comprend que sa langue natale. Alors, elle prend l’ardoise glissée entre la caisse et le présentoir à cartes postales et, avec un morceau de craie, elle écrit la somme et la montre au client. On la paie presque toujours avec un billet de dix ou vingt euros (c’est la première halte du voyage et on n’a pas encore eu le temps de faire de la monnaie). Mademoiselle Lucie a eu du mal à se faire aux euros, mais quand on est dans le commerce, on n’a pas le choix : il faut s’adapter aux nouveautés. Elle ouvre la caisse et en sort des pièces (et des billets quand c’est nécessaire) qu’elle pose soigneusement sur le monnayeur de cuivre en comptant à voix haute. Le client ramasse sa monnaie, glisse ses achats dans une poche en plastique arrachée au paquet qui pend au-dessus des cartes postales, puis il salue Mademoiselle Lucie d’un signe de tête ou de deux mots dits en passant. Ensuite il sort de la boutique. Il range ses provisions, il charge son sac. Il le cale d’un coup de rein, boucle les sangles attrape son bâton et il se met en route. Mademoiselle Lucie le regarde s’éloigner. puis elle retourne dans son arrière-boutique attendre que la sonnette l’avertisse de l’arrivée d’un autre chaland.
A force de voir passer ces gens qui s’en vont et qui ne reviennent jamais elle a, elle aussi, des désirs de voyages, d’ailleurs. Mais elle sait bien qu’elle ne partira pas. D’ailleurs elle n’est jamais partie. Quand elle était jeune, ses parents ne l’auraient pas permis. Après il lui a fallu s’occuper d’eux et du magasin. Maintenant elle est trop vieille. A son âge, on ne s’en va pas sac au dos, habillée en romanichel, surtout quand on a pour toutes ressources les maigres bénéfices d’une petite épicerie de quartier. Elle se console en pensant qu’en offrant aux pèlerins leur première halte, elle les rassure et les aide à aller plus loin. Elle se dit qu’elle est un peu comme ces gens qui, sur les quais des ports, libèrent de leurs amarres les grands paquebots en partance pour des pays lointains où eux-mêmes n’iront jamais. Elle pense que pour qu’il y en ait qui partent, il faut qu’il y en ait qui restent et qui fassent ce qu’il faut pour que le voyage commence vraiment.
Malgré tout, l’envie de s’en aller est toujours là. Alors Mademoiselle Lucie rêve. Elle rêve au grand Chemin que suivent ceux qui s’arrêtent dans sa boutique pour acheter une boîte de pâté ou une tablette de chocolat. Elle les voit qui grimpent les cols, traversent les rivières et s’aventurent dans les forêts. Elle voit les fleurs du bord des routes, les cailloux des chemins et les feuilles des sentiers. Elle voit la pluie, la neige, les orages et aussi le grand soleil brûlant des après-midi d’été. Mais ses rêves ne durent jamais longtemps. La sonnette annonce un client, Madame Paron lui apporte des magazines que lui a envoyés sa nièce de Paris ou tout simplement, elle lève les yeux vers le miroir pendu à côté du buffet où elle retrouve ses cheveux blancs, ses rides et ses épaules étroites bien trop fragiles pour les charger d’un de ces énormes sacs à dos. Alors elle a un petit sourire triste et la vie reprend son cours grise et tranquille jusqu’à un certain jour.
Ce matin-là, quand Mademoiselle Lucie se lève, elle sent qu’il y a quelque chose dans l’air d’un peu extraordinaire. Quand elle pousse ses volets, elle comprend tout de suite. On est en mars et pourtant la ville est blanche de neige. Dans la rue des Tables, trois employés de la mairie sont en train de tracer un chemin pour les piétons. Les deux premiers traînent derrière eux un triangle de grosses planches qui repousse la neige sur les côtés. Dans leur trace, le troisième lance de grandes pelletées de sel. Mademoiselle Lucie se dépêche de s’habiller et de sortir. Avec un balai, elle ouvre un sentier entre sa boutique et le chemin municipal. Puis elle rentre chez elle, et fait chauffer le café de son petit-déjeuner. Elle est en train de le verser dans son bol de grosse faïence (encore un souvenir de ses grands parents) quand elle entend la sonnette.
Ils sont deux dans la boutique, deux hommes : un grand maigre, sec, le teint mat, le cheveu et l’œil noirs l’air pas commode et l’autre, plus petit, plus rond, mais qui, pour le reste, ressemble au premier. C’est lui qui parle. Il pose sur le comptoir deux oranges, un sachet de dattes, une boîte de thon à l’huile et une baguette qu’il a prise dans le grand panier d’osier posé devant le comptoir. Mademoiselle Lucie est honnête, elle le prévient que ce pain est rassis car le boulanger de la rue Plâtrière n’est pas encore arrivé. Elle ajoute qu’ils trouveront du pain frais quand ils passeront place du Piot où ils trouveront le magasin de Madame Houchot. Les deux hommes la regardent en souriant. C’est le grand qui parle à présent. Le pain rassis leur suffira. En pèlerinage, il faut savoir se contenter de ce qu’on trouve. Puis il demande combien il doit. Mademoiselle Lucie prend son ardoise et fait l’addition. C’est le petit qui paie avec un billet de cinq euros. Mademoiselle Lucie lui rend sa monnaie. Il la prend, la glisse dans la poche de sa veste et il sort suivi de son compagnon. Comme d’habitude, Mademoiselle Lucie les regarde partir puis elle retourne dans son arrière-boutique.
Mademoiselle Lucie ne rit pas. Depuis qu’elle a ramassé les coquilles il lui vient en tête une idée… mais une idée comme il ne lui en était jamais venu. Elle pense que ces pèlerins ont besoin de leurs coquilles et que, comme c’est elle qui les a trouvées, c’est à elle de les leur rendre. Naturellement, elle sait que c’est une idée stupide. Comment pourrait-elle rattraper les pèlerins ? Elle n’a pas de voiture ce qui, en plus, ne servirait à rien puisqu’ils prennent des petits chemins où, surtout par temps de neige les autos ne peuvent pas passer. Il faudrait aller à pied, mais c’est impossible. Elle n’a ni les chaussures ni les vêtements qui conviennent et puis elle ne marche pas très vite. Allons, il faut être raisonnable. Mademoiselle Lucie prend un balai pour faire un peu de ménage mais il n’y a rien à faire : chaque fois que son regard tombe sur les coquilles la même idée folle la reprend. Au bout d’un moment elle n’y tient plus. Elle pose le balai dans un coin et elle va dans son arrière-boutique. Elle enfile le gilet et le gros manteau de laine noir qu’elle met pour aller à la messe du samedi soir. Elle chausse ses bottines à talon plat. Elle prend son sac à main et elle y glisse les coquilles. Sur l’ardoise de la caisse elle écrit « Fermé. Je reviens de suite » et elle la pose bien en vue dans sa vitrine. Ensuite elle sort, elle ferme la porte à clé et elle descend la rue des Tables.
Quand elle arrive rue Saint Jacques elle marque un temps d’arrêt. Sûrement elle ne rattrapera jamais les deux pèlerins. Ils vont trop vite, ils sont trop loin et puis il y a cette neige. Mais elle n’hésite pas longtemps. C’est le boulanger qui lui a ouvert les yeux quand il a parlé de la Margeride et de l’Aubrac. Pour certains la coquille n’est pas seulement un vague symbole qu’on porte plus pour les autres que pour soi-même, c’est un lien avec l’invisible, une compagne qui inspire et protège. Les pèlerins de tout à l’heure sont de ceux-là. Elle sait qu’elle doit les rejoindre. Pour pouvoir aller au bout de leur voyage, ces deux là ont besoin de leurs coquilles. Si elle ne les leur rend pas, elle ne leur aura pas donné ce que, jusqu’ici , elle a offert à tous, le minuscule élan qui vous met en chemin.
Deux heures plus tard, dans le taxi qui la ramène au Puy, Mademoiselle Lucie pense à ce qu’elle vient de vivre : comment les deux pèlerins ont couru à sa rencontre ; comment ils l’ont presque portée pour arriver au hameau de la Roche ; elle pense aussi, elle pense surtout, à leurs yeux quand elle a ouvert son sac pour leur rendre leurs coquilles. Ces yeux-là l’ont payée de tout, du froid, de la neige, de ses doutes, de sa peur et même de ce qu’a murmuré, à mi-voix, la femme qui les avait accueillis quand elle a raconté son histoire. Elle pense qu’on a raison de dire d’elle qu’elle est une vieille folle mais que, si la folie c’est de permettre aux autres d’aller à la rencontre de leurs rêves il vaut mieux n’être pas trop raisonnable.
Pendant ce temps, sur le plateau qui, par Ramourouscle, mène à Montbonnet, deux pèlerins avançent en silence. Suspendues à leurs sacs leurs coquilles se balancent au rythme de leurs pas. Tout à coup, sans savoir pourquoi, le plus grand se met à chanter. Aussitôt l’autre reprend l’air à la tierce. Vous la connaissez. C’est une des plus vieilles chansons jacquaires «
D’mandons à la Mère de Grâce
Qu’elle prie son enfant
Qu’au ciel puissions avoir place
Près de Saint Jacques le Grand »
C’est à peu près au même instant qu’un lièvre qui baguenaude le long de la départementale voit le taxi de Mademoiselle Lucie s’envoler, monter en piqué vers le ciel et disparaître derrière un nuage. Un homme aurait crié au miracle. Pas le lièvre, il sait qu’il n’y a rien de plus normal que d’aller en Paradis dans un taxi conduit par Saint Christophe.
Chambolle