A peine ai-je réussi à trouver une position confortable pour ma tête sur l’oreiller improvisé q’Eff vient nous réveiller. Le jour n’est pas levé mais la montre confirme qu’il est bien 4h30. Et c’est dans la demi-obscurité d’une avant-aube éclairée par la lune que nous rangeons nos affaires de nuit. Glane lance à son frère, encore lové dans son duvet : « Braque, réveille-toi ! ». Le garçon, grognon : « il est trop tôt, je reste ! ». Il jaillira comme un diable quand tout le monde sera levé, de peur qu’on le laisse.
La plage d’atterrissage est un estran de cailloux pointus et glissants entre des rochers étroits, à l’une des extrémités de l’embarcadère des ferries. Il faut décharger en premier les gros sacs, puis saisir à six chaque kayak, deux au poignées des extrémités et deux à chaque sangle passée sous le ventre de l’embarcation, pour extirper le kayak de l’eau, grimper le talus caillouteux en évitant autant que faire se peut de s’arracher les mollets aux rochers, traverser le parking d’attente des voitures, et venir enfin nous ranger tout au bord du quai d’embarquement. Il y a cinq kayaks à manier. Un panneau lumineux du parking indique qu’il est 6h09 et qu’il fait déjà 27°. Le soleil qui s’élève portera, 20 mn plus tard, la température à 31°. Malgré nos manoeuvres, nous sommes les derniers à embarquer et l’on nous ferme presque la porte au nez pour le dernier kayak. Ceux-ci sont disposés dans le parking aux voitures dans le ventre du ferry, l’un tout en avant, le second à mi-parcours, les trois derniers à la fin. Les voitures en triple file serrée nous ont empêché de les regrouper.
Une bonne idée d’Eff est le petit-déjeuner à bord. Pour 30 kunas (5€), nous avons accès à un buffet de pain, fromages, œufs, charcuterie et viennoiseries à volonté, de même que thé, café et chocolat. Dans la salle, trône à l’honneur une photo du Pape Jean-Paul II descendant du ferry Judita des Jadrolinija. Son voyage en Croatie est récent et le symbole qu’il représente est puissant pour une population aux marges des ethnies catholiques, confrontée à l’orthodoxie serbe et à l’islam bosniaque. Je profite des toilettes du bord, encore propres à l’embarquement, pour me raser à l’eau chaude. L’opération ne prend que trois minutes avant le petit-déjeuner mais est bien agréable lorsque l’on est resté toute une semaine dans l’eau de mer. Braque est d’une rare beauté, ce matin. Bronzé, bouclé, il a lavé ses cheveux au shampoing « eau de mer ». Il porte un tee-shirt propre bleu qui fait ressortir la couleur ciel de ses yeux sur un teint de miel. Il est lumineux. Sa sœur, par contraste, paraît terne. Réservée, pas très aimable, l’œil critique et l’âme austère, elle attire moins la sympathie. Elle se préserve beaucoup la peau par ces crèmes, s’expose peu et demeure d’une discrétion qui confine à la sévérité.
Korcula surgit, sur son promontoire, ville où les rues ont un plan en arêtes de poisson. Nous sommes encore les derniers à débarquer du ferry avec nos kayaks, les voitures qui sortent empêchant nos manœuvres jusqu’au dernier moment. Les portes se referment aussitôt notre dernier sac sorti et les hélices commencent à battre l’eau pour éloigner le monstre du quai tandis que les amarres grosses comme des biceps d’homme sont larguées. Nous laissons les embarcations à même le parking du ferry, où un escalier providentiel nous permettra de les mettre à l’eau en début d’après-midi, puis nous partons en groupe visiter la vieille ville.
Dans la cathédrale se déroulent plusieurs baptêmes. Les bébés, filles et garçons, sont en robe blanche de dentelles dans les bras des marraines. Le visage d’une jeune marraine aux yeux noirs est beau comme une fée. Au-dessus de nos têtes, surmontant le porche de la cathédrale et entourant une statue d’évêque bénissant, deux gargouilles irrévérencieuses, homme et femme, s’accroupissent pour vidanger leurs intérieurs par les deux orifices. Un peu plus loin s’élève la « tour » de Marco Polo, une maison à étages pas trop loin de la mer. Ce Vénitien célèbre est né Croate. Il est parti de Korcula à l’âge de Braque (16 ans la semaine prochaine) pour explorer le monde jusqu’aux confins chinois. Notre errance nous mène dans les ruelles photogéniques où les pierres rugueuses des façades sont caressées de soleil comme des peaux de vieilles, où les plantes amoureusement entretenues pendent des balcons et le linge aux fenêtres.
Je fais seul un autre tour dans la vieille ville car la lumière pour les photos y est différente à cette heure. A 14h, rendez-vous est fixé devant les kayaks pour les mettre à l’eau. Des gens les admirent tandis que nous les manions en plein effort, chemise ôtée par la chaleur. Le soleil brûle la peau déjà tirée par le sel. L’escalier est étroit, il faut entrer dans l’eau jusqu’au ventre pour recevoir les pointes des embarcations et les retenir en attendant de les charger des plus gros sacs, tenus par des sandows sur l’arrière. Glane se charge de les stabiliser, à demi immergée dans l’eau, mais elle n’a que deux mains. La grosse se croit drôle à remarquer que les « quatre nanas » sont à l’eau tandis que les « quatre mecs » sont sur le quai. Ce n’est pourtant que le partage des tâches fondé sur la force physique, les plus forts portant les kayaks, les moins fortes les maintenant près du quai une fois dans l’eau. Ce féminisme militant à la mode aujourd’hui a le don de m’agacer par ses raccourcis imbéciles. Pourquoi la grosse ne s’est-elle pas désignée pour porter les kayaks si le boulot lui va ? L’impuissance n’a que la gueule, c’est bien connu.
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