En Novembre 2005, je suis terrassée par des crises épouvantables de « vertiges de Méničres », dans l’indifférence du médecin de la clinique oů j’ai été transportée. Je saurai plus tard qu’il s’agit des effets secondaires de doses massives de « Topalgic » un dérivé d’opium administré contre les douleurs extręmes. Le moindre mouvement de tęte provoque chez moi une angoisse incontrôlée. Tout le paysage me tourne autour comme dans un mančge propulsé ŕ grande vitesse. J’ai la sensation d’ętre happée dans un mouvement rotatoire au fond d’un puits noir, rétrécie en déchet minuscule flottant sur un liquide qui l’entraîne vers sa chute, avalé par une bonde d’évier. Je n’ose plus bouger un cil. J’attrape le téléphone « en aveugle » ŕ tâtons, sans quitter le plafond des yeux. Je sanglote pendant des heures, parfois je hurle de terreur quand il faut changer de position et que les crises aiguës se redéclenchent.
J’ai une peur horrible de tomber quand il faut se laver ou aller aux toilettes. Je mets mon corset en permanence dans la crainte de me casser mes prothčses. Je ne quitte plus gučre mon lit. J’ai le droit ŕ la position « couchée » et « debout », mais pas « assise » pour que mes greffes « prennent ». Je mange d’habitude debout, sur une table haute, adossée ŕ ce qu’on appelle une « selle », une sorte de sičge qui se cale sous les fesses, auquel on peut s’adosser, comme une espčce d’arc-boutant qui vous maintient ŕ la verticale, sans toutefois s’appuyer dessus comme une chaise haute. Je n’ose plus le faire et ne parviens plus ŕ m’alimenter. Je perds une bonne dizaine de kilos et fais une fonte musculaire aggravée. Mes jambes sont comme des bras et mes bras comme des flűtes.
Je suis transportée en ambulance chez un ORL qui refuse de me prendre en charge, car il diagnostique un déséquilibre de l’oreille interne qui fabrique des « cristaux » et bouche les conduits. Il faut ętre assise pour pouvoir faire des manipulations. D’aprčs ce spécialiste, il est impossible de guérir dans la position couchée. Le voyage d’une dizaine de kilomčtres est un enfer ŕ l’aller comme un retour. Chaque cahot de la route me transperce de toutes mes vis hérissées. Le brancard rentre ŕ peine dans la salle d’attente et il faut le déplacer ŕ chaque ouverture et fermeture de porte, ce qui redéclenche les crises. Je ne passe pas en priorité, malgré mon état de grabataire, mais fais la queue comme tout le monde, une longue heure qui me semble un sičcle. Je repars sans solution, mon compte sécu lesté de 375 euros.
A bout de ressources, j’appelle au secours ma copine Charo, suggestopédeute, spécialiste d’entraînement mental par relaxation et visualisation. Je mets au point avec elle au téléphone un protocole de suggestion mentale centrée sur mon oreille interne, pour lui ordonner de dissoudre mes cristaux. Etant musicienne, je baptise mon oreille « Odile » et je décide de m’adresser ŕ elle quotidiennement, en ravivant des sonorités positives. Charo m’accompagne au téléphone tous les jours, avec une relaxation préalable qui me met en condition. J’écris un texte sur le principe de Georges PEREC, « Je me souviens », en me remémorant intérieurement mes musiques préférées. Je mets six semaines pour guérir totalement les vertiges de Méničres.
Chčre oreille interne, je t’appelle ODILE, du nom de ma grand-mčre, pianiste hors pair, qui avait l’oreille musicale « absolue » comme disent les spécialistes, élčve de Gabriel Pierné (fondateur des concerts « Colonne » !!! -ça ne s’invente pas-) lui-męme élčve de César Franck.
Chčre oreille, chčre Odile, tu te souviens des sons qui ont baigné ton enfance, dans les années 50, quand je dormais dans la salle ŕ manger de ma grand-mčre, parce que chez nous il y avait tellement peu de place. Quand elle me croyait endormie, elle s’installait ŕ son piano Erard acheté en 1900 et elle jouait tout doucement des nocturnes de Chopin, une berceuse de Fauré, un Aria de Bach, des romances sans paroles de Mendelssohn, avec une délicatesse et une sensibilité telles que je n’ai jamais pu écouter ces morceaux en entier joués par quelqu’un d’autre.
Cette musique pure m’attirait comme un aimant. Il fallait que je m’approche de ces sonorités sensibles pour mieux m’en baigner tout entičre. Le plus difficile des obstacles était d’ouvrir la porte entre les deux pičces dont le pčne cédait brusquement et faisait un soupir qui ne pouvait échapper ŕ l’oreille musicale de ma grand-mčre. J’avais longuement répété des jours durant le maintien de la serrure ŕ bouts de doigts pour qu’elle ne gémisse pas. Je me glissais ŕ pas de loup derričre les fauteuils que j’avais préalablement, dans la plus grande discrétion, poussés vers l’intérieur du tapis suffisamment pour me frayer un passage, en faisant trčs attention devant la fenętre ŕ gauche ŕ ne pas marcher sur une planche du parquet particuličrement grinçante. Heureusement, j’avais repéré au sol l’emplacement ŕ boycotter absolument. Et je m’installais ŕ pas de loups, sous le piano, m’installant confortablement sur l’oreiller que j’avais auparavant disposé, comme dans un fauteuil d’orchestre, avec mon pouce et mon mouchoir. Je peux dessiner exactement le dessous du piano Erard, avec ses croisillons en acajou, et une petite étiquette de déménagement oubliée, qui pendait avec un morceau de ficelle dont j’ai dans l’œil la photographie exacte.
Consigne n° 1 : Se remémorer toutes les sensations de la scčne. Visualiser le décor du dessous du piano avec les détails exacts… Sentir le toucher moelleux de l’oreiller… le goűt du pouce dans la bouche. Humer l’odeur d’acajou particuličre des meubles anciens passés ŕ la cire d’abeille… Entendre la délicatesse des doigts agiles sur les touches…
Clair du lune de Debussy : suite bergamasque, « andante trčs expressif » en 9/8. La.. La (in 8°)…Fa Mi Fa Mi.. . Ré mi ré fa (tenu) Ré (tenu) Do Ré Do.. (blanche pointée..) Si Do Si Mi.. . etc…. `
Se remémorer l’ensemble au morceau dans son oreille intérieure, en visualisant les cristaux qui dansent et disparaissent doucement en tournoyant en rythme comme des valseurs légers…(Ici, division du temps trčs rare en 9/8 : 9 croches par mesure ŕ 3 temps, rythme doublement ternaire particuličrement approprié, avec tournoiements enboîtés ).
Consigne n°2 : Faire de męme avec toutes les musiques qui suivent, en effaçant peu ŕ peu les cristaux, en effectuant une trčs délicate rotation du liquide « endolymphe », dans le tempo du morceau…
Tu te souviens chčre Odile, des sons que tu as entendus dans les années 60 quand mon oncle Etienne venait avec son alto jouer le dimanche avec ma grand-mčre et maman des sonates pour piano et violon de Mozart. J’en connais certaines par cœur. Je restais assise des heures dans la pičce ŕ côté l’oreille tendue en écouteur au lieu d’étudier. Mon oncle jouait avec une telle âme qu’il faisait pleurer son alto et mes yeux aussi, en effaçant l’encre de ma rédaction délaissée. Souvent, ma grand-mčre s’accordait une récréation solo de piano en jouant la valse de Chopin dite « du petit chien », qui faisait danser les mots de ma version latine et s’envoler les carreaux du cahier…
valse n° 6 de Chopin , opus 64 n° 1, en ré bémol majeur Armure : 5 bémols ŕ la clé. Attention, départ aprčs le 1er temps, 7 mesures avec sol bécarisé… 1-la sol la do si Sol la si la do si Sol la do si sol la Do.. etc.. Sol la do si sol la Si do ré mi fa sol- bémol- Si…
Chčre Odile, tu te souviens aussi de la voix de Maman dite « soprane dramatique », qui chantait en s’accompagnant au piano des airs d’opérette que je n’aimais pas beaucoup, parce que je les trouvais si démodés. Mais j’aimais tellement l’arrivée immanquable de mon pčre dans les 5 minutes qui suivaient, pour peu qu’il se trouvât dans les parages… Et qui se carrait dans un fauteuil, la tęte un peu penchée, ses yeux bleus devenus vagues, tout en écoute attentive… Et qui sortait bientôt un grand mouchoir ŕ carreaux qu’il dépliait solennellement et dans lequel il se mouchait bruyamment pour dissimuler son émotion.
« Ouvre tes yeux bleus, ma mignonne…
Voici le jour…
Déjŕ la fauvette fredonne…
Un chant d’amour….
L’aurore épanouit la rose…
Viens avec moi… (bis)… »
Tu te souviens chčre Odile, des années 70, quand ma grand-mčre trčs âgée ne quittant plus gučre son lit, calée dans ses oreillers, souriait ŕ mon fils Denis de 90 ans plus jeune, marmot doucement déposé entre ses mains qui restaient si longues, agiles et délicates… M’échappant alors au salon pour jouer quelque morceau, elle avait l’oreille encore suffisamment fine pour intervenir depuis la chambre : « Tonalité en fa dičze majeur voyons…Si naturel !... ». ça me faisait rire : elle ne se trompait jamais. Comme si au nom des mânes de Gabriel Pierné, la faute était interdite et la justesse obligatoire…
Alors chčre Odile, utilise toute la force de ta justesse parfaite pour fondre ces injustes cristaux qui me blessent et se cognent dans ma tęte en feu. Fais couler des sons cristallins qui dissolvent par enchantement ces vilains cailloux qui obstruent mon équilibre. Fais-moi retrouver ce fragile bercement gauche/ droite qui oscille doucement mon cerveau comme on endort un enfant. Stabilise enfin ce plafond d’hôpital qui vacille et menace de s’effondrer sur mon lit… Efface une ŕ une les lattes blanches de ses plaques carrées, pour faire naître dans un fondu-enchaîné les croisillons acajou du dessous du piano Erard… Fais pendre ŕ la place de cette lampe qui m’aveugle une jolie petite étiquette de déménagement oubliée qui se balance doucement en mesure… Et émousse les arętes de ces cristaux blessants en les rendant inoffensifs, les douleurs endormies par la douceur envoűtante de tes sonorités intérieures…
(Je n’ai pas encore saisi le reste… pages tellement utilisées en boucle que presque effacées sur le cahier… A suivre… )