CLINIAS. – Socrate, sous la plume de Platon, associe la musique à l’astronomie et l’astronomie à la science du nombre. Il dit que l’on doit considérer les ornements du ciel comme les plus beaux et les plus parfaits des objets de leur ordre. Mais puisqu’ils appartiennent au monde visible, ils sont bien inférieurs aux vrais ornements : aux mouvements selon lesquels la pure vitesse et la pure lenteur, dans le vrai nombre et toutes les vraies figures, se meuvent en relation l’une avec l’autre, et animent ce qui est en elles. Or ces choses sont perçues par l’intelligence et la pensée discursive et non par la vue. C’est le mouvement qui est étudié dans l’Astronomie comme dans la Musique. Le Rythme est le point d’achoppement. Les vers grecs se fondent sur le rythme et se classent par rapport à lui. La musique elle-même s'appuie sur des rapports fractionnels entre rythmes et hauteurs. Elle s'apparente ainsi à l'arithmétique. Le poète doit essayer de trouver cette Harmonie divine, comme le philosophe qui recherche et découvre les causes des phénomènes naturels que le géomètre suppute par nombres et par mesure, qui observe l'équilibre des corps célestes, leur action, leur nature, comme le mathématicien qui étudie leurs tours et retours, les phases successives qui les font s'abaisser, s'élever et cependant sembler stationnaires alors qu'il est interdit aux corps célestes de s'arrêter.
PHEDRE. – Ainsi les Muses sont sœurs, mais n’ont pas les mêmes attributs.
CLINIAS. – Nous avons vu que parfois on dénombre seulement trois Muses. Selon certains, celles-ci représentent les trois parties de l'Univers. La première est celle des étoiles fixes, la deuxième celle des planètes, la dernière celle du monde sublunaire. Toutes ensemble elles forment un choeur interdépendant réglé par des rapports harmoniques. La Muse Hypatè est la première, Néatè la dernière et la région intermédiaire, et Mésè maintient et fait évoluer autant qu'il est possible le mortel et le divin, le terrestre et le céleste. C’est peut-être ce à quoi fait allusion Platon en les appelant les Moires : Atropos, Clôtho et Lachésis. Aux révolutions des huit planètes il fait présider autant de Sirènes et non des Muses. Huit Muses accompagnent le mouvement des huit sphères, tandis que la dernière a reçu en partage la région de la Terre. Les huit qui président aux révolutions célestes maintiennent et conservent l’harmonie des planètes avec la fixe (ou « les fixes » si on inclut toutes les étoiles) et entre elles. La dernière qui inspecte l’espace entre Terre et Lune en y patrouillant, fait don aux mortels, par la parole et par le chant, de tout ce que la nature leur permet de saisir et de comprendre des Charites, du Rythme et de l’Harmonie. Les Muses ont aussi une fonction sociale et veillent sur le chemin droit de la société. Elles s’opposent aux « débordements » que les Sirènes peuvent représenter dans le mythe du concours musical entre les neuf soeurs et elles, dont je te parlerai Clinias. Il est à remarquer que le mot « planète » signifie en grec « errant », les Anciens distinguant les étoiles fixes rassemblées en constellations des errantes : les planètes. Ces mouvements, les Pythagoriciens les étudient. Pythagore lui même est un personnage qui symbolise cette recherche de l’Harmonie. Enfant, il est d’une beauté tout à fait remarquable, habile plus qu’aucun autre à la lyre et à tous les travaux des Muses.
PHEDRE. – Il charme par des rythmes, des chants, des incantations les souffrances de l’âme et celles du corps.
CLINIAS. – Il contemple l’Harmonie de l’Univers, sensible à l’Harmonie universelle des sphères et des astres qui s’y meuvent. Pour Pythagore, les neuf Muses sont la voix des sept planètes, de celle de la sphère des étoiles fixes et de celle de la sphère au-dessus de nous qu’on appelle « antiterre ». Quant au mélange : la symphonie de ces Muses dont chacune, comme d’un éternel in-engendré, est partie et émanation, Pythagore l’appelle Mnémosyné. Pythagore parle en s’accompagnant de la lyre et chante d’Homère et Hésiode tout ce qu’il juge capable d’adoucir l’âme. Il pratique aussi les danses qu’il estime procurer au corps souplesse et santé. De même que le monde est constitué de neuf sphères, les Muses sont donc au même nombre. Il y a la sphère des étoiles fixes qui tourne éternellement : celles de Cronos1, Zeus2, Arès3, Hermès4, Aphrodite5, Hélios6, la Lune et la Terre7, cette dernière contrairement aux autres étant immobile et ne produisant donc aucun son8. Cette Musique, seuls certains dieux ou poètes savent l’imiter. Orphée est l’un des rares artistes humains à pouvoir approcher cette perfection. Par son chant et le jeu de sa lyre, il attire même la sympathie des animaux les plus sauvages. A Thrace chaque matin il se rend au sommet du mont Pangée pour saluer l’aube. Lorsque Dionysos envahit la Grèce, Orphée ne l’honore pas et enseigne d’autres mystères aux habitants de Thrace, comme le culte d’Apollon. Il finit ainsi sur les bords de l’Hèbre. Sa tête est emportée par le fleuve, et tout en flottant, se met à chanter, transportée vers la mer avec sa lyre, jusqu’à l’île de Lesbos où elle est recueillie par ses habitants. C’est ensuite grâce à Apollon et les Muses que son instrument est placé parmi les constellations. Sa tête est transportée jusqu'à une caverne à Antissa, consacrée à Dionysos. Les Muses donnent une sépulture au reste de son corps, : à Leibèthres9, au pied du mont Olympe, où le chant du rossignol est, paraît-il, plus joli qu’ailleurs. On peut lire à Dios en Macédoine une inscription qui dit: « Les Muses ensevelirent ici le Thrace Orphée à la lyre d'or. » Selon certains, il serait l'un des plus anciens philosophes. Citons aussi Musée, un autre de ces illustres personnages. Fils d'Eumolpos, il est né à Athènes. La nature est entraînée par le passage d’Orphée, aussi habile à arrêter et le cours rapide des rivières et les vents agiles. Sa cithare caressante et sonore met en mouvement les chênes qui ont des oreilles pour l’écouter. Orphée est le symbole de l’Aède dans sa communication avec le divin qui fait la popularité d’Homère. Le poète est également celui qui harmonise les rythmes innés chez l’homme. Il est le fils de la Muse Calliope. C’est Apollon qui lui fait don de la lyre, et les Muses qui lui apprennent à en jouer. La lyre est l’instrument divin par excellence. Hermès, qui est le maître d’Amphion, lui apprend à mettre par ses chants les pierres en mouvement. Il est le possesseur de la lyre aux sept cordes, dont les accords tiennent attentive même l’intraitable Lydé qui saute et bondit dans les larges campagnes, et ne veut pas qu’on la touche, parce qu’elle n’est pas encore mariée et ignore les pétulantes avances d’un époux. Mais la lyre peut aussi entraîner les tigres et les arbres et ralentir le cours des ruisseaux, charmer et faire reculer devant elle Cerbère le portier du sombre palais. Malgré eux, Ixion et Tityos sourient en écoutant la lyre et les Danaïdes laissent sécher le fond de leur tonneau, charmées par la douceur de son chant. Elle compte sept cordes d'après le nombre des filles d'Atlas. Orphée ajoute deux cordes à son instrument offert par Apollon pour qu’elles soient au nombre de neuf, comme les Muses, puisque lui-même est né de l'une d'entre elles : Calliope. Phèdre, tu sais que la lyre est un instrument que l’on retrouve dans les théâtres, comme la double flûte qui représente d’autres rythmes. La première est associée à Apollon, alors que l’autre l’est aux satyres et au cortège de Dionysos. La lyre et la flûte symbolisent deux genres d’imitations qui se concurrencent même dans certains mythes. C’est Athena qui invente la double flûte dans le but de réjouir les dieux de l’Olympe. Elle en joue lors du banquet divin ce qui fait rire sous cape Hera et Aphrodite. La déesse de notre cité se rend dans un bois de Phrygie. En apercevant son reflet au bord d’une rivière, elle comprend que d’en jouer rend difforme son visage dont les joues se gonflent et deviennent violettes. Elle jette l'instrument. Le Satyre Marsyas le découvre, trouve qu'il produit un son agréable, et devient célèbre grâce à lui. Il parcourt la Phrygie à la suite de Cybèle en en jouant. Certains pensent qu’il est meilleur musicien qu’Apollon. Marsyas ne les contredit pas. Le dieu furieux le provoque dans un duel musical jugé par les Muses. Le concours aboutit à un match nul. Apollon propose alors que le challenge se fasse en chantant tout en jouant de l’instrument à l’envers ce qui est impossible pour Marsyas. La lyre d'Apollon avec ses sept cordes construite à l'imitation des cercles planétaires reproduisant l'écho terrestre de l'Harmonie des sphères triomphe donc de la flûte de Marsyas simplement parce qu’elle est plus pratique. Une autre fois c’est un concours musical organisé par le roi Midas qu’Apollon gagne face à Pan. Tu n’es pas sans savoir Phèdre que les concours musicaux sont nombreux en Grèce.
PHEDRE. – Oui.
CLINIAS. - C’est aussi le cas chez les Dieux. Un épisode fait se confronter les Muses à Thamyris, fils de Philammon et de la Nymphe Argiopè qui se distingue par sa beauté et son talent de cithariste. Il défie les neuf soeurs à une joute musicale, en convenant avec elles que s’il est reconnu le meilleur il couchera avec toutes, et si le contraire se produit, elles pourraient faire ce qu’elles voudraient, ce qui se passe. Il y a aussi le concours musical institué par Dionysos en l'honneur de Staphylos qu'Oiagros, le père d'Orphée qu'il conçoit avec une Muse, gagne avec le premier prix qui est un cratère lourd d'un vin vieux et bouqueté, tout en or, qui contient en ses flancs d'innombrables mesures et déborde sur le sol d'une liqueur de Lyaios âgée de quatre années, un chef-d'oeuvre de l'Olympe, travail d'Héphaistos que jadis Cypris remet à son frère Dionysos. Selon Platon, la technique musicale est révélée à Marsyas et à Olympos, celle de la lyre à Amphion. Orphée est aussi un détenteur de la Poésie. Autant de savoirs qui resurgissent régulièrement. Un mythe semblable fait s’affronter les Muses et les Sirènes10 qui sont représentées comme des femmes ailées ou des oiseaux à tête de femmes. Nous avons vu que chez Platon les Sirènes incarnent la note musicale faite par les cercles planétaires qui se meuvent. Cependant ce sont elles qui perdent dans un concours de chant où elles rivalisent avec les Muses. Les Muses arrachent des plumes des ailes des Sirènes pour s'en parer le front comme récompense. C’est peut-être surtout deux époques qui s’affrontent, comme dans la bataille de Zeus contre son père Cronos et les titans ou de Dionysos et des croyances plus anciennes. Les Sirènes dont parle l'Odyssée, par leurs chants, provoquent aussi le naufrage des bateaux.
PHEDRE. –
« Quand nous avons quitté le cours de l'Océan, nous voguons sur la mer, et le flot du grand large nous porte en Aiaié, vers ces bords où, sortant de son berceau de brume, l'Aurore a sa maison avec ses chœurs et le Soleil à son lever. On aborde ; on échoue le vaisseau sur les sables et nous nous endormons jusqu'à l'aube divine.
De son berceau de brume, aussitôt que sortit l'Aurore aux doigts de roses, j'envoyais de mes gens au manoir de Circé [...]
CIRCE. - Vous voilà donc au bout de ce premier voyage ! Écoute maintenant ce que je vais te dire, et qu'un dieu quelque jour t'en fasse souvenir !
Il vous faudra d'abord passer près des Sirènes... »11
CLINIAS. – Ces vers d’Homère viennent à point Phèdre. Vois-tu l’horizon doucement s’enflammer.
PHEDRE. – Le jour se lève en effet. Mais il me semble ne jamais s’être couché, tellement cette nuit fut lumineuse Clinias … Continuons à parler des Sirènes.
CLINIAS. – Et invoquons le lever du jour comme le fait Orphée. Ce héros qui avec sa lyre l’emporte sur la musique des Sirènes et permet d’éviter les écueils aux Argonautes. Fuyons les pièges et laissons la sagesse et le plaisir bercer notre embarcation.
PHEDRE. – Cela est bien dit.
CLINIAS. – Les Sirènes ayant un corps de volatile et une figure humaine, leur voix est donc féminine et harmonieuse avec la puissance du chant des oiseaux. Seuls de grands musiciens comme Orphée peuvent essayer de les égaler.
NOTES 1 Saturne. Eratosthènes (275 – 195 av. J.-C.) in Les Catastérismes, dans la partie consacrée aux planètes, donne à celle-ci le nom de Phaéton (« l'Irradiante »). Il écrit qu'elle reçoit son nom du fils du Soleil. Eratosthènes est un géographe hors pair. Il étudie vingt années à l’Académie créée à Athènes par Platon. Éditeur des oeuvres d'Archimède, philosophe, musicien, astronome, poète, géographe, il aurait inventé le mot "géographie" (en grec : géo = la Terre, graphein = dessiner). On lui doit la première carte de géographie fiable de toute l'histoire de l'humanité. Le roi d'Égypte Ptolémée VIII Evergète lui confie vers 235 avant JC la direction de la bibliothèque d'Alexandrie. Il démontre que la terre est ronde (ce que Phythagore et Aristote pensent aussi) et calcule approximativement la circonférence de la terre. 2 Jupiter. Eratosthènes , op. cit., la nomme de même Phénon (« la Splendide »). 3 Mars. Eratosthènes, op. cit., lui donne également le nom de Pyroïs (« l'Étoile de feu »). 4 Mercure. Eratosthènes , op. cit., la dénomme aussi Stilbôn (« la Scintillante»). D'après lui, elle est attribuée à Hermès car c'est le premier à avoir défini l'organisation du ciel et la place des étoiles, à régler les saisons et à offrir des indications sur les moments favorables de l'année. Son nom viendrait de cette inventivité dont fait preuve le dieu à cette occasion. 5Vénus. Eratosthènes , op. cit., fait remarquer qu'on l'appelle aussi soit Hespéros (« l'Étoile du soir »), soit Phosphoros (« Porte-lumière »). 6 Le Soleil. 7 On a découvert depuis d'autres planètes du systèmes solaire invisibles à l'oeil nu : Ouranos (Uranus), Poséidon (Neptune), Hadès (Pluton). 8 Voir à ce sujet De la République de Cicéron, livre sixième, XVII et XVIII, et La République de Platon, 616 d, 617 d, dont voici une petite partie retranscrite : "Sur le haut de chaque cercle se tient une Sirène qui tourne avec lui en faisant entendre un seul son, une seule note ; et ces huit notes composent ensemble une seule harmonie. Trois autres femmes, assises à l'entour à intervalles égaux, chacune sur un trône, les filles de la Nécessité, les Mories, vêtues de blanc et la tête couronnée de bandelettes, Lachésis, Clôthô et Atropos, chantent, accompagnant l'harmonie des Sirènes, Lachésis le passé, Clôthô le présent, Atropos l'avenir. Et Clôthô touche de temps en temps de sa main droite le cercle extérieur du fuseau pour le faire tourner, tandis qu'Atropos, de sa main gauche, tourne pareillement les cercles intérieurs. Quant à Lachésis, elle touche tour à tour le premier et les autres de l'une et de l'autre main." 9Eratosthènes en parle aussi in Les Catastérismes, dans le chapitre consacré à la constellation de la Lyre qui serait dans le ciel, les Muses l'ayant demandée à Zeus, en souvenir d'Orphée et d'elles-mêmes. 10 En grec Seirênes. 11 Homère, Odyssée, début du chant XII. Par La Mesure de l'Excellence