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Kurdes de tous les pays...
Certains conflits sont considérés comme médiatiques, d'autres moins. Comparé au Tibet, à la Palestine, à certains aspects de la guérilla des Farc colombiennes, voire même, dans une moindre mesure, au Tamil Eelam cher aux Tigres séparatistes, le conflit kurde reste bien obscur pour bon nombre de personnes. Faute n'est pas spécialement due à un manque de volonté, mais plus à un manque d'informations sur le sujet, en particulier historiques. Bref retour historico-géopolitique.
Niché à cheval sur plusieurs pays, le Kurdistan dérange. Officiellement, seules deux régions portent le nom de Kurdistan et sont reconnues comme telles : en Irak (Başûrî Kurdistan) et en Iran (Parêzgey Kurdistan) [1]. Entre l'Iran, l'Irak, la Turquie et une partie de la Syrie, les frontières cohabitent avec les diverses revendications, loin d'être identiques d'un pays à l'autre. Cette particularité rend le conflit local, régional, national mais aussi international, ce qui lui donne un aspect particulier, quasi-unique, dont le cas le plus proche est le conflit israélo-palestinien.
Autre problème à la résolution de ce véritable casse-tête : les minorités kurdes sont acceptés différemment selon le pays hôte. Les chamboulements culturels, politiques, économiques et stratégiques propres à chacun changent la donne à chaque kilomètre et à chaque instant, ce qui nous offre des revendications en mobilité perpétuelle. Et pour ajouter encore à la complexité, il faut aussi prendre en compte ces changements au niveau du choix des moyens d'actions pour les dissidents, voire des moyens de réponses pour les gouvernements.
Si en Turquie le PKK est violemment revendicatif, n'hésitant pas à rentrer en lutte armée contre l'État, le Kurdistan irakien dispose de ses propres forces armées légères : les peshmerga. De même, si le Kurdistan irakien dispose d'une certaine autonomie et d'une reconnaissance internationale, le Kurdistan turc n'est quant à lui jamais nommé, ce qui en dit long sur une éventuelle reconnaissance politique.
Comprendre les enjeux-clés de la question kurde
Pour nuancer quelque peu cette notion de "conflit oublié", nous pouvons noter que celui-ci est quand même nettement plus médiatisé depuis quelques années, comme le prouvent les différents articles parus dans la presse sur les récentes élections au Kurdistan irakien. S'il est loin d'être traité autant de fois que les "points chauds" de la conflictualité, le problème kurde commence à s'ouvrir au grand public et sort petit à petit de l'ombre. Il se pourrait bien qu'il prenne même une importance croissante alors que les stratèges gouvernementaux et les analystes géopolitiques ont leurs regards de plus en plus tournés vers un Moyen-Orient qui ne se limite pas à la seule Terre Sainte, et vers des adversaires potentiels d'un Iran hégémonique, ou encore vers ce possible facteur de stabilité économique dans un Irak toujours ensanglanté et que reste posée la question de la plus grande des communautés kurdes, celle de Turquie. Les derniers accrochages du PKK avec l'armée turque il y a quelques mois montrent bien la vivacité de la revendication kurde, de même que la tenue de débats régulièrement houleux sur la question de la répartition des revenus pétroliers envers la minorité en Irak. Pourtant, pour se tenir informé et comprendre cette actualité, encore faut-il avoir quelques bases sur le sujet, souvent mises de côtés par les médias pour cause de couverture intensive de l'actualité "chaude".
Pour palier à ce manque, le dernier ouvrage d'Hamit Bozarslan fait office de remède radical. Renouant avec son sujet de prédilection [2] après un remarquable dernier ouvrage [3], Hamit Bozarslan retrace l'histoire d'un peuple et d'un conflit, de ses origines à nos jours. Loin d'écrire "à la page", ce directeur d'études à l'EHESS synthétise autant que possible, pour nous livrer un ouvrage-clé sur la problématique kurde. Si cet essai est par moments exigeant (longueurs universitaires obligent), il permet de cerner ce conflit depuis sa base et de voir bon nombre de ses évolutions à travers les années. Mais si mieux comprendre c'est aussi mieux prévoir la suite des évènements, qui peut aujourd'hui dire ce qu'il adviendra de cette lutte ? "Apaisement régional" prolongé depuis la présence US en Irak ? Retour des actes meurtriers et des combats sanglants en Turquie ? Une question plus importante encore demeure : comment l'Iran va t-il jouer son rôle de superpuissance régionale aspirante dans la question kurde et quel poids aura t-il dans les négociations ?
Sans y répondre directement, l'ouvrage d'Hamit Bozarslan nous propose des éléments de réflexion, avec toujours, en fond, la volonté de rendre ce conflit compréhensible au plus grand nombre.
Clair, concis et bien mené, l'essai d'Hamit Bozarslan nous plonge profondément entre culture, géopolitique et Histoire. Sorte de "Conflit kurde pour les Nuls" en plus fouillé, tout en restant un maximum pédagogique, l'ouvrage a de fortes chances d'accéder au statut de référence, méritant sa place dans n'importe quelle bibliothèque, universitaire ou non. Un ouvrage à ne pas négliger, avant tout pour mieux cerner les méandres et les facettes de ce conflit, mais également pour se rappeler que celui-ci reste un véritable brasier capable de s'enflammer à tout instant. Et pour mieux analyser le Moyen-Orient, cet aspect géopolitique n'est vraiment pas à négliger. Bien au contraire.
Th. C.
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Notes :
[1] : Dans ce texte, le mot Kurdistan se réfère aux 505 000 km² de terres vues par les Kurdes comme représentant leur pays "unifié", qui leur revient de droit.
[2] : Voir du même auteur "La Question kurde" (Presses de Sciences-Po), 1997
[3] : "Une histoire de la violence au Moyen-Orient : De la fin de l'Empire ottoman à Al-Qaida" (La Découverte), 2008
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"Conflit kurde : le brasier oublié du Moyen-Orient" d'Hamit Bozarslan / Autrement / 172 p
Recension publiée sur nonfiction.fr