Annie Ernaux, dans « L’usage de la photo », écrit ce texte qui ouvre un chemin magnifique, où l'on ne peut s’aventurer qu’en tremblant, il me semble : « La photo date de trois semaines après notre voyage à Venise, calé à grand-peine entre deux séances de chimio. Un après-midi, nous sommes montés par l'ascenseur au campanile de San Giorgio Maggiore. Les touristes déjà présents sont redescendus peu à peu et nous avons été seuls. De l'endroit où nous étions enlacés, on voyait juste au-dessous le cloître et les jardins intérieurs du couvent de San Giorgio. J'ai enlevé mon soutien-gorge en le faisant glisser sous mon tee-shirt et je l'ai lancé dans le vide en espérant qu'il tomberait dans le cloître. Il a plané longtemps, entraîné par la brise dans une direction opposée. C'était l'une des choses du monde les plus gracieuses à regarder. Puis nous l'avons perdu de vue. Après, dans l'ascenseur, nous avons eu du mal à réfréner un fou rire devant le moine-liftier qui monte et descend toute la journée en lisant des psaumes. En bas, M. a cherché où le soutien-gorge avait atterri. Il l'a trouvé dans un endroit désert du quai et l'y a laissé. C'est toujours cette image du soutien-gorge volant doucement autour de San Giorgio qui me vient quand je pense à ce voyage de Venise. Malgré le soleil brûlant, on marchait continuellement dans les ruelles, le long des Zattere, dans une sorte d'existence fluide, fondue avec les façades dansantes des maisons et les reflets éblouissants de la mer. Aux fenêtres étaient tendus des calicots orange et rouge avec PACE, Paix, en grosses lettres, contre la guerre en Irak. Dans le cimetière de San Michèle on a joué au basket avec des cailloux qu'on s'amusait à jeter dans les corbeilles à détritus. Un soir, nous avons poussé la porte du Harry's Bar où jusqu'ici je n'avais jamais osé entrer. Tous les regards des clients se sont tournés vers nous dans une avidité de blasés à l'affût de têtes nouvelles. On a fui, éclatant de rire sitôt dehors. Dans la chambre de l'hôtel, j'ai photographié M. en rock-star des années 70, torse nu avec ma perruque et des lunettes de soleil papillon. Une fois j'ai pensé « Le cancer devrait devenir une maladie aussi romantique qu'autrefois la tuberculose »
Annie Ernaux, dans « L’usage de la photo », écrit ce texte qui ouvre un chemin magnifique, où l'on ne peut s’aventurer qu’en tremblant, il me semble : « La photo date de trois semaines après notre voyage à Venise, calé à grand-peine entre deux séances de chimio. Un après-midi, nous sommes montés par l'ascenseur au campanile de San Giorgio Maggiore. Les touristes déjà présents sont redescendus peu à peu et nous avons été seuls. De l'endroit où nous étions enlacés, on voyait juste au-dessous le cloître et les jardins intérieurs du couvent de San Giorgio. J'ai enlevé mon soutien-gorge en le faisant glisser sous mon tee-shirt et je l'ai lancé dans le vide en espérant qu'il tomberait dans le cloître. Il a plané longtemps, entraîné par la brise dans une direction opposée. C'était l'une des choses du monde les plus gracieuses à regarder. Puis nous l'avons perdu de vue. Après, dans l'ascenseur, nous avons eu du mal à réfréner un fou rire devant le moine-liftier qui monte et descend toute la journée en lisant des psaumes. En bas, M. a cherché où le soutien-gorge avait atterri. Il l'a trouvé dans un endroit désert du quai et l'y a laissé. C'est toujours cette image du soutien-gorge volant doucement autour de San Giorgio qui me vient quand je pense à ce voyage de Venise. Malgré le soleil brûlant, on marchait continuellement dans les ruelles, le long des Zattere, dans une sorte d'existence fluide, fondue avec les façades dansantes des maisons et les reflets éblouissants de la mer. Aux fenêtres étaient tendus des calicots orange et rouge avec PACE, Paix, en grosses lettres, contre la guerre en Irak. Dans le cimetière de San Michèle on a joué au basket avec des cailloux qu'on s'amusait à jeter dans les corbeilles à détritus. Un soir, nous avons poussé la porte du Harry's Bar où jusqu'ici je n'avais jamais osé entrer. Tous les regards des clients se sont tournés vers nous dans une avidité de blasés à l'affût de têtes nouvelles. On a fui, éclatant de rire sitôt dehors. Dans la chambre de l'hôtel, j'ai photographié M. en rock-star des années 70, torse nu avec ma perruque et des lunettes de soleil papillon. Une fois j'ai pensé « Le cancer devrait devenir une maladie aussi romantique qu'autrefois la tuberculose »