Poèmes traduisibles (il y faut cependant la grâce d’un poète) mais inimitables.
Ils marquent tout de suite, impressionnent, enseignent sans en avoir l’air (il
manque) que la vie que nous pensons apprivoiser, dont nous regrettons aussi
qu’elle nous domestique, est irrémédiablement sauvage. Pour le dire, il y a les
mots simples et leur agencement inédit au sens strict. Lire Sylvia Plath est
dangereux. L’être, encore plus. C’est la seule condition, celle du poème, pour
se sentir vivant. Voilà pourquoi elle écrit chaque matin, alors que la farce de
la gigantesque machine comptable du monde se met en place. Voilà pourquoi elle
contemple l’enfant dans la lumière crue de l’hôpital, sa rage de téter.
Bienheureux, qui n’a pas encore à soupeser les paroles d’autrui pour jauger
leur vérité ni à essuyer les conduites hypocrites, les mesquineries finissant
en objets oubliés dans une cave:
Bêtise noire. Pourriture.
Propriété.
Il y a la conscience ou l’aveuglement social. Elle a choisi la conscience.
Les candidats au mariage épousent une image et l’image n’a pas souvent les
mots. Sylvia Plath si. C’est cinglant, avec la dose d’acide nécessaire, à
mélanger au thé :
Un anneau en or avec le soleil en prime ?
Des mensonges. Des mensonges et un chagrin.
Épouser quelqu’un (fût-il Ted Hughes), c’est plaisanter avec la part de
néant que tout le monde ou presque a le bon goût de dénier. Fêter un
anniversaire, savoir combien de cadavres, comptables par dizaines, l’on porte
en soi. Et creuser en soi, trouver le monstre multiple de la tranquillité. Un
corps en fait, qui se tient à distance de lui-même quand il est entre les mains
des infirmières, distance redoublée par l’impression que la lumière vient des
arrière mondes. Le monde, lui, est un charnier qui s’ignore, une lande stérile
impossible à fuir. Un seul recours, Ariel. Le cheval blanc qu’elle montait dans
le Devon. L’esprit de l’air de la Tempête
de Shakespeare. Lady Godiva à l’âme de chevalier promenant la question rouge
sang de la pureté tout au long du jour, jusqu’au royaume des ombres, elle
risque la tendresse sous la lune indifférente, avec« sa cagoule
d’os »:
L’amour est une ombre.
Tes pleurs, tes mensonges ne sauraient le retenir
Écoute : ce sont ses sabots : il s’est enfui comme un cheval.
Infatigablement, il sera poursuivi. Jusqu’à la rupture qui n’est affaire ni de
mari ni de douleur. Tout fait mal à qui est vivante. Qui est allée au bout de
la douleur ne saurait avoir peur de la mort. Voilà pourquoi elle ressuscite
quotidiennement. L’angoisse ne meurt jamais. La destruction peut avoir l’air
sinistre ou prendre des airs de séducteur. La mort elle-même n’a cessé de
minauder, sous le voile ou l’empaquetage. De se moquer, dans la présence
obsédante et insupportable du père tôt disparu, aux maléfices durables, passé
nazi de cendre qui lui rentre dans les poumons et l’oblige pour un temps à
survivre:
De la cendre je surgis
Avec mes cheveux rouges
Et je dévore les hommes –
Dévore les hommes comme l’air.
Elle règle ici des comptes avec l’apiculteur qu’elle n’en finit pas de vouloir
faire mourir à sa façon. Mais tuer les tueurs morts ou enfuis qui la
vampirisent, c’est mourir pour de bon (for
real, en anglais) et elle le sait.« Cette boîte, ce n’est que temporaire », dit-elle de la boîte
aux abeilles qu’elle a reçue (y a-t-il plus belle métaphore d’une page ?)
Elle les libère demain. Il est temps d’oublier que les sabots non ferrés
d’Ariel peuvent vous écraser. Parce que ce sont des mots.
Sylvia Plath
Ariel
Poèmes traduits de l’anglais, présentés et annotés par Valérie Rouzeau
Editions Gallimard, Du Monde Entier,
120 pages, 14,50 €
Contribution de Jean-Luc Despax