Carnets de marche. 9

Par Angèle Paoli



9.

   26 novembre 1812, passage de la Bérézina par les armées napoléoniennes. Tolstoï, Guerre et Paix. Moscou en feu. La déroute de l’empereur. Les blocs de glace emportent la Grande Armée. L’incompréhensible débâcle.

   Elle se penche vers le jardin des Hespérides. L’exceptionnelle douceur de l’air la surprend. Elle descend les marches du jardin de la Stalla di Pinella et fait provision de fruits. C’est la première fois qu’elle cueille elle-même des oranges. Des oranges rondes et parfumées, belles même si pas tout à fait mûres. Elle comprend pour la première fois l’expression « oranges de Noël ». Elle pense à son père. Il évoquait pour elle les oranges de son enfance modeste de petit corse, des oranges enrubannées dans du papier de soie. Il évoquait aussi le jouet en bois qu’il recevait parfois en cadeau. Elle poursuit dans le jardin minuscule les images de son rêve. Elle avance dans l’allée d’un très beau jardin et ramasse les fruits et légumes. Les artichauts violets de Vescovato ; les châtaignes de Felce ; les mandarines de Borgo ; les aubergines de Pietranera ; les rattes de Luri ; les câpres de Minerviu…

   Chemin faisant, elle la croise qui vient à sa rencontre. Elle n’est pas seule. Elle est accompagnée d’un homme. Qui peut-il être ? Elle ne le connaît pas, elle lui en parle souvent, mais elle ne l’a jamais vu. Elle s’enregistre, elle enregistre ses poèmes, elle reconnaît sa voix ; elle est concentrée sur elle-même, absorbée en elle. Elle ne la voit pas qui passe à deux pas d’elle. Simultanéité de leur présence. Intraduisible. Peut-être parce qu’elles ne se voient pas. Un écran de réel les sépare, qui les rend transparentes l’une à l’autre.

   Elle s’installe sur la terrasse, petit déjeuner au soleil. Le jus d’orange pressée est succulent. Elle savoure ce plaisir-là en regardant la mer.

   Elle se hâte sur la route. Elle a hâte de marcher. Odeurs de chêne mouillé, mélange subtil de terre, d’eau, de feuilles. Tout en marchant, elle pense à ses mots, à ses doutes. Elle s’interroge. Elle pense aussi à ses fugues. C’est ce qu’elle dit. Qui fuit-elle ? Est-ce elle-même ? Quelle vérité, qu’elle refuse de voir, lui impose le silence ?

   Les geais sont remontés un peu plus haut ce matin. Elle revoit la passante. Elles se sont saluées au passage sur la route. Elle s’est arrêtée, lui a tendu la main. Elle aurait voulu l’embrasser, puis elle s’est reprise. Elle s’en étonne. Elle n’ose pas, dit-elle. Puis elle ajoute : « Et en plus, je me sens malsaine ». Elle ne comprend pas ce qu’elle veut dire. Elle lui dit qu’il ne faut pas. Elle lit le désarroi dans son regard, comme une résignation définitive.

   Elle est dans le soleil presque chaud ce matin. La mer pourtant se fripe par endroits. De petites vagues latérales filent vers le large. Elle a oublié la scène primitive. Cette scène que Sol lui a racontée l’autre jour et qui est peut-être à l’origine de ses angoisses. Celle des amours de ses parents. Scène tabou, frappée d’interdit. De part et d’autre. L’impossibilité pour les enfants d’imaginer les copulations parentales. Le rejet, le dégoût. Chaque génération depuis les origines du monde en fait l’expérience à son tour, à son tour se pose les mêmes questions. Rien n’y fait. Chacun à tour de rôle se trouve confronté à cette incompréhension. Ivresse de Noé.

   Un mamelon rocheux émerge d’un bosquet touffu. Mélange harmonieux de minéral et de végétal. Elle imagine Hanging Rock (Australie). La jungle. Anne-Marie Schwarzenbach, la jungle où elle s’est enfoncée. Pour se perdre ? Pour se fuir ? Pour se trouver enfin ? Des pans humides de fraîcheur tombent sur ses épaules. Elle accélère le pas. Elle fait défiler devant elle les sinuosités de la route. Il faut qu’elle mette de l’ordre dans ses fragments, elle est déjà perdue ! En contrebas de la route, la crique couleur émeraude. Un rocher affleure de l’eau, léché par une vague.

   La forte odeur ammoniaquée de l’enclos la prend de plein fouet. Est-il fermé aujourd’hui encore ? Le moutonnement du troupeau de chèvres, hier, sur la route de la corniche. L’enclos est fermé, oui, à double tour. Elle entend les coups des sabots qui cognent contre les planches de bois. Et le petit sac à duvet, l’a-t-elle déjà dépassé ? Non, il est là qui flotte au bout de ses rubans. Toujours cra-cra l’étrange gri-gri ! Un vautour sillonne l’espace, toujours traçant les mêmes cercles. Elle passe l’arrondi d’un petit pont chenu, mangé de lierres. Un autre petit pont épatant plonge dans la chênaie.

   Une odeur de thym monte du vallon. Le jacassement des geais l’assaille, l’enveloppe, qui efface le bruit des vagues. La marine à travers les arbres. Son écrin émeraude. Une nappe de nuages roule sur la crête, enveloppe l’alpage de Pedricaghjola. Mystère des nuages, vibratiles, insaisissables, filandreux, pareils à ses pensées. Qui s’effilochent à la moindre aspérité. Se défilent à la moindre tentative d’exploration du moi.

   Les premiers murets de Linaghje. Un tourbillon de vent tiède traverse la route. Un wasserfall blond s’égaille au-dessus des châtaigniers. Le soleil glisse derrière la tour. Odeur de feu. Une fumée âcre danse dans le soleil. Un tronc achève de se consumer. Elle se sent étrange. Étrange étrangère. Le téton musculeux du Cucaru s’est dégagé de sa gangue de nuages. Tandis qu’elle accélère le pas, l’armée des arbres court à sa rencontre. Dans le creux d’un châtaignier, une araignée rouge a tendu sa toile. Elle imagine les culottes de coton tricotées par sa mère, « Ginger Ale ». Terre brûlée des souvenirs. Tabula rasa.

   À ses pieds, un Helleborus corsicus arbore sa première fleur.

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli


Retour au répertoire d’ août 2009
Retour à l'index de la catégorie Zibal-donna

» Retour Incipit de Terres de femmes