Sous-titré « essai d’anthropologie des voyages », voici un panorama utile et intéressant sur l’univers du voyage. De l’errance à la rencontre, le voyage a ses rites et ses pratiques, son imaginaire de l’autre, ses aventures entre nature et culture. Il y a le meilleur et le pire, les hordes disciplinées autistes et les individus soucieux de s’oublier pour découvrir les autres. Car le voyage, qui fut de tous temps, est aujourd’hui un marché occidental qui questionne à la fois l’identité, l’ethnie, le changement social, l’acculturation et la modernité. Nul ne voyage impunément. Mais la culture d’Occident, plus que toute autre, a su faire du voyageur un ‘type’ social ; l’auteur oppose volontiers Ulysse l’errant découvreur à Abraham dont l’idée fixe est de revenir pour s’enraciner sur sa terre (p.82).
C’est l’intérêt de cette « touristologie », discours sociologique qui n’échappe pas au bavardage parfois jargonnant (notamment dans la postface sur le terrorisme). Mais cet ‘habitus’ intello-universitaire ne se caricature qu’au final et ne doit pas empêcher tout lecteur intéressé d’en savoir plus sur le désir d’ailleurs. Car « l’ailleurs » « aliène » tout en étant « l’autre ». Ces trois mots viennent de la même racine, ce qui donne l’ampleur du sujet… Voyager, c’est devenir étranger, donc rendre le monde pas banal. C’est se transporter ailleurs, hors de soi et de son monde, donc se remettre en question. Non forcément pour se changer, mais au moins pour se rendre compte que nos certitudes sont bien relatives. Il s’agit d’apprendre plutôt que prendre, d’observer au lieu de juger. « Le ‘vrai’ voyage (…) ne peut faire l’économie de la lenteur et de la patience, deux vertus s’accommodant de sagesse qui semblent être tombées dans les oubliettes de la vie quotidienne moderne. » p.22.
Tous ne partent pas, les trois-quarts des pays du monde ignorent encore pour eux-même « le tourisme », cette invention anglaise des aristocrates oisifs au 18e, dont l’essor de masse est venu des congés payés mi-20e. Parmi les nantis, il y a ceux qui n’aiment pas partir et ceux qui préfèrent voyager par procuration ou Internet. Le voyage virtuel remplace le livre ou l’émission télé pour l’imagination, sans qu’il soit nécessaire de se remettre en cause, ni dans ses habitudes casanières, ni dans ses habitudes alimentaires – ni surtout dans l’effort de parler une autre langue et d’aborder d’autres gens. A l’inverse, existe le tourisme médiatique, l’exploit narcissique, le voyeurisme, la fascination pour la mort ou le sexe. Le voyageur n’est pas différent du bourgeois lambda : il en a les qualités comme les défauts. Certains voyagent pour se cultiver et rencontrer l’autre, d’autres pour exiger et exploiter ou pour se faire valoir. Mais rien de ces humains caractères ne dévalorise en soi « le voyage ».
Pour Nicolas Bouvier et pour toute une génération, c’est la contemplation silencieuse des atlas, dans le silence des chambres, vers 12 ans, qui suscite le désir d’ailleurs ; pour d’autres (dont je suis) les récits pour enfants des ethnologues des années 50, lus en école maternelle, et les cartes du monde de Vidal de La Blache avant Jules Verne, Hergé, James Oliver Curwood, Mayne Raid, Bob Morane et d’autres. Jusqu’à Alexandra David-Néel et Jacques Lacarrière. Le désir est d’abord excitation d’imagination avant d’être démarche de départ et goût du séjour. L’économie est venue s’imposer pour vendre de l’efficace au désir, mais l’économie n’est qu’un outil. S’il y a des Bidochon, il y a aussi des découvreurs. Franck Michel distingue trois sortes de voyages : le divertissement (plage, croisière, montagne, sports, distraction), la culture et la nature (ethnies, histoire, archéologie, aventure et découverte, tourisme vert ou industriel), le tourisme d’affaires. Mais deux attitudes : le touriste-voyageur (avide de ‘faire’ les lieux et de réaliser un programme préétabli) et le badaud-flâneur (qui prend le temps et s’ouvre à tout ce qui survient, sans idée préconçue). Nul doute que je suis de ces derniers.
Certains partent pour conforter leurs certitudes (on n’est bien que chez nous), d’autres pour se désaliéner du quotidien (la quille !), voire s’ouvrir au sacré (sur la plus haute montagne ou face à la mort Toradja) ; d’autres encore pour faire comme tout le monde et en parler aux copains, certains pour retrouver « la nature », espace mythifié, imaginé selon Rousseau, dans lequel les autochtones avides de modernité et d’argent sont des « gêneurs » ; d’autres partent pour baiser hors des normes, « s’éclater » impunément (et illégalement), vivre en vaniteux leur « libération » de toute contrainte sociale. Rares au fond sont ceux qui partent pour partir, seulement pour rencontrer les autres hommes, pour tisser des liens. Mais ils existent et sont selon l’auteur les meilleurs des voyageurs. Il plaide pour un tourisme « durable » qui soit non seulement écolo mais aussi respectueux des autres et de leur développement. La réflexion est utile, même s’il s’agit d’une scie à la mode. Le label « vert » peut s’appliquer à n’importe quoi, surtout lorsqu’il est imposé du haut du Développé aux dits mineurs qui n’en sont pas arrivés là… Le colonialisme va parfois se nicher où on ne l’attend pas, se draper de vertu étant le meilleur moyen de surtout ne pas réfléchir à ce qu’on fait en se parant de bonne conscience sociale et environnementale. L’auteur a des pages éclairantes sur le fond obscur du « retour à la nature » et de la « culture authentique » (chapitre 4). Elles méritent d’être méditées…
Franck Michel, Désirs d’ailleurs, essai d’anthropologie des voyages, Les presses de l’Université Laval, Québec, 2000, 3e édition 2004, 366 pages.
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