La fantaisie est l'un des chemins les plus casse-gueule du cinéma. C'est aussi l'une des vraies réussites de la comédie française 70's-80's. Le cocktail mixant légèreté, non sens, liberté de ton se termine généralement en eau-de-navet, mixture imbuvable (impossible à suivre plus de 10 minutes) ou fade (insignifiance, morceaux de gags). Il suffit de jeter un œil sur les récents films d'Emmanuel Mouret pour réaliser que fantaisie et inconsistance voisinent sur le même arbre généalogique. A force de faire léger, Mouret ne donne plus rien à voir, si ce n'est de jolies filles. Mouret, le Max Pécas des profs de Français et des écrivains trentenaires.
Encore une fois, tout dépend de la personne qui agite le shaker, et la comédie française des années 70 a connu quelques grands barmans. De funès a évidemment montré la voie, le tandem Yves Robert - Pierre Richard a enfoncé le clou mais le grand maître, incontestable, reste Philippe De Broca. Généralement, à cet instant précis, une voix s'empresse de crier :« L'homme de Rio, tellement charmant ! » L'homme de Rio bénéficie bien sûr d'une patine sixties, d'un duo d'acteurs irrésistible et d'une palette de couleur à la Pierrot le fou (déjà un Godard douteux tout de même, malgré la BO à se relever la nuit) mais ce n'est pas vraiment la quintessence du style Philippe de broca. Il faut creuser ailleurs.
A la fin des années 60, Broca signe une comédie parfaite, Le diable par la queue, dans laquelle une famille d'aristocrates tente de sauver leur château de la ruine en accueillant les voyageurs de passage. On pourrait en tartiner du pixel sur le sens du rythme, l'enchaînement sautillant des scènes, les personnages extravagants. Yves Montand, tout particulièrement, est royal et se découvre une nature comique. Claude Sautet, scénariste non crédité sur ce film, s'en souviendra d'ailleurs pour César et Rosalie.
Dans Le diable par la queue, Philippe de Broca laisse surtout poindre les influences qui font son génie : comédies hollywoodiennes bien sûr et littérature française de l'entre-deux guerres, genre Paul Morand, Marcel Aymé ou -plus tardif et nettement moins décisif- Félicien Marceau par exemple. En résumé : vivacité, écriture au cordeau, élégance et une sorte de fatalisme gai, d' « aquoibonisme ». Un style français.
Broca s'amuse gentiment avec les ringards (Jean-Pierre Marielle) mais leur laisse une chance, donne le beau rôle aux types effacés mais pas dupes (Jean Rochefort) et crée une des plus hallucinantes gynécées du cinéma français. Grand-mère, mère, fille... elles sont toutes irrésistibles. Comme si les sœurs Dorléac vous présentaient leur maman et leur fille. L'apparition de Marthe Keller pourrait provoquer un arrêt du cœur chez un acteur de porno en rut. Les scènes de discussion feutrées entre ces trois générations de femmes renvoient immédiatement aux Boisrosé, décrites par Paul Morand dans son roman L'homme pressé. Difficile de trouver un équivalent dans le cinéma français : des sœurs (jumelles, nées sous le signe...) ? Oui, on a. Des femmes fatales ? Des femmes d'à côté ? Ca existe bien sûr. Des égéries ? Sans problème, c'est prévu. Mais ce gang familiale et érotique, c'est tout simplement du jamais vu.
Quelques années plus tard, en 1975, de Broca enchaîne deux grands moments : Le magnifique et L'incorrigible, tous deux avec Jean-Paul Belmondo. Le premier jouit d'une cote exponentielle mais il est trop ouvertement parodique pour y voir une totale réussite. Et puis, Le magnifique est maîtrisé, ce n'est pas totalement ce que l'on demande à Philippe de Broca. Alors que L'incorrigible... Dans sa correspondance avec Bernard-Henri Lévy, Ennemis intimes, Michel Houellebecq compare l'écriture de roman à une descente incontrôlable, à un véhicule que l'on tente de conserver sur la route sans brider pour autant sa vitesse. L'image résume parfaitement ce film.
Broca et Audiard se permettent tout, à partir du personnage d'escroc mythomane interprété par Belmondo. Absolument tout ! La différence de style entre les deux plumes donne vie au film : Broca et son « classicisme » NRF, venu du 18eme siècle, contre Audiard et sa passion pour Céline, Queneau, la série noire (mais aussi Proust, ne caricaturons pas). Pour lui, la langue peut bien prendre le dessus sur l'histoire du film, où serait le problème ? Sa carrière de réalisateur, en Bunuel du drôle, le prouve.
Le film débloque donc régulièrement sans s'excuser puis retrouve plus ou moins bien son fil. Le rôle emblématique est sans doute celui de Julien Guiomar, jouant l'oncle de Belmondo, vieil ermite, vivant dans une roulotte sur les terrains vagues qui existaient encore aux abords de Paris. Eternellement sanglé dans une robe de chambre miteuse mais capable de sortir en chapeau melon pour impressionner le beau monde, refusant le matérialisme du monde mais toujours partant pour une nouvelle arnaque, ce personnage est « de broquien » jusqu'à l'os. Surtout dans son tragique surjoué, son éternel dépit amoureux. « Tout le monde n'a pas une stature de tragédien. Contente-toi du bonheur, la consolation des âmes médiocres, » lâche-t-il, romain, à son neveu.
Et puis, il y a Belmondo, le rôle titre. Un cas inédit assez rare en France finalement, le beau gars dans un registre comique, voire burlesque ou complètement ridicule s'il le faut (Belmondo ne rechignant devant aucun sacrifice). L'énergie de l'acteur est simplement prodigieuse, la caméra ne cessant de cavaler pour le filmer. Il joue toutes les scènes à la limite du parodique mais ne se limite jamais à la simple outrance. Tous les spectateurs mâles ont simplement envie d'être Belmondo, de vivre comme ce taré, d'enfumer la planète entière tout en dansant avec des gitans, sans oublier de draguer la psychologue qui s'occupe de son cas et de vendre des avions fictifs aux chefs d'états africains. « L'incorrigible, c'est moi ! » a-t-on envie de crier à la face du monde même si fiches de paie, loyer et pension alimentaire certifient le contraire. Avec ce registre, Belmondo crée un style à part - Delon, l'acteur né, la star concurrente, ne s'aventurerait pas en ces terres rigolardes- mais creuse aussi sa tombe : Bebel, la grande gueule, le numéro de bateleur étiré tout au long de films de flics insipides. Belmondo force le trait, Broca se lasse, c'est la fin de la collaboration entre les deux hommes.
J'ai toujours pensé que Broca devait ressortir un peu plus épuisé de chaque film, à force de rechercher le rythme parfait, de lutter pour garder ses histoires dans les rails de la pellicule ou, tout simplement, de filmer des natures explosives comme Belmondo. Mais le réalisateur trouve la ressource d'écrire et tourner, en 1979, son chef-d'œuvre, Le cavaleur. Rochefort y est un pianiste classique de haut vol, marié deux fois mais que rien n'arrête quand il s'agit de courir après une jolie femme. On dirait même qu'il s'amuse à passer ses coups de fil bidons, à monter ses alibis. Et puis, à la moitié du film, le personnage de Rochefort se sent dépassé. En quelques scènes, il n'est plus le cavaleur léger mais un type qui peste contre les gamins à poil au bord de la piscine, qui s'épuise après les filles devenues subitement trop jeunes, qui pense aux amours passées et prend en pleine figure une belle série de boomerangs... un cavaleur qui marque le pas, ralentit l'allure, ça flanque le bourdon. Après une nuit dans un cabaret pour touriste, avec blagues grasses en garniture de l'entrecôte, Rochefort décide de suivre un ami en Province pour l'aider dans sa quincaillerie.
Avec ce film Broca passe, en 90 minutes, de la comédie française pure et dure à une sorte de chronique désenchantée. Il faudrait avoir ingurgité pas mal de séries à la noix signées HBO, l'intégrale Agnès Jaoui ou les loukoums psychanalytiques de Wes Anderson - bref, il faudrait en tenir une sacrée couche sur la cornée- pour ne pas déceler dans cette histoire de repli précipité, un cousin du roman d'Antoine Blondin, L'humeur vagabonde. Son glissement mélancolique évoque également Billy Wilder, plus particulièrement les changements de registre de La garçonnière.
Tiens, en passant, une impression personnelle mais qui pourrait bien faire écho dans d'autres têtes, allez savoir : ce film dégage aussi une ambiance parfaitement parisienne. L'appartement de Rochefort et Nicole Garcia, place des Victoires, les dialogues (« quand j'étais Rue du bac, je n'ai pas laissé des partitions ? ») font aussi du Cavaleur une comédie typiquement parisienne, comme Woody Allen peut évoquer New-York sans sortir les plans « cartes postales » de Manhattan. Dans Le grand appartement, des années plus tard, Pascal Thomas retrouvera un peu de cette veine. Voir Le cavaleur depuis la province des années 80 donnait à penser, même à l'adolescent, que les femmes et les rues étaient plus belles à Paris. Aujourd'hui encore, il faudra me prouver le contraire avec acharnement.
Temps perdu, temps retrouvé... Le cavaleur est donc pris dans ce courant contre lequel on ne peut rien. Broca et Audiard, deux lecteurs de Proust, le savent mieux que quiconque. Et puis, durant ces années, la vie a sorti le fer rouge. Durant l'écriture de l'Incorrigible, Michel Audiard a appris la mort de l'un de ses fils dans un accident de voiture. En 1978, il publie La nuit, le jour et toutes les autres nuits où il revient sur ce décès. Un livre hors-norme, souvent insoutenable, jamais larmoyant et qui aligne également des pages effarantes sur les horreurs de la Libération. Forcément, l'humeur n'est plus vraiment la même. Le cavaleur immortalise la fin de la légèreté, de la fantaisie. Tout ce que Broca a fixé sur pellicule. C'est bien connu, à un moment, on passe la main. Autant le faire avec un grand film.