Dans “l’espace des vacances” on peut lire ou relire !
Cave canem (1/6)
Banlieue de Rome. Une maison de plaisance, peut-être cadeau impérial parmi tous ceux que Sénèque a voulu rendre il y a trois ans, mais le Prince avait encore de ces pudeurs : que dirait-on, si César laissait son vieux précepteur et ministre vivre en Diogène ! Qu’il se débrouille avec son paradoxe de finir riche. Déjà bien beau qu’on le laisse s’éloigner de la cour.
Fin d’après-midi printanière, dîner. Autour de Lucius Annaeus Seneca, on reconnaît Paulina l’épouse très aimée. Deux amis seulement : les vrais se font rares quand ça se gâte. Des esclaves à proximité, ou même à table, comme en famille : les esclaves ne sont-ils pas des hommes comme nous ? et les hommes libres, souvent plus esclaves qu’on ne le pense ? Il y a deux heures, on est venu du palais impérial titiller le philosophe sur ses rapports avec le comploteur Pison. Oh ! cette affaire calamiteuse pour tuer le fauve, et qui n’a réussi qu’à raviver son goût du sang !… Le jour décline, l’air embaume, vivre pourrait charmer longtemps.
On doute que ces gens-là parlent de la qualité des olives et du garum. Sénèque ne boit plus de vin, mange frugalement, court pour l’hygiène : mens sana et cetera. Pauline veille quand même qu’il n’aille pas renouer avec les jeûnes de l’adolescent mystique houspillé par son père : Pas d’ascète chez les Annaei ! Et philosophe, c’est bon pour les Grecs. Rhéteur, oui, ça c’est romain. Après quoi le cursus, évidemment : questeur pour commencer, hein ? « Je le suis devenu, papa, et davantage, vraie gloire de la famille. Est-ce que ça réchauffe chez les morts ?…Oh ! l’Hispanie de mon enfance, berceau de la lignée ! Cordoue la blonde sous le ciel chauffé à blanc, les courses dans le soleil avec les frères : Novatus, Mèla, où vont nos vies ? C’était il y a soixante années, c’est hier, vita, si uti scias, longa est : longue est la vie, si tu sais t’en servir. Est-ce que j’ai su ? »
Il y a du souvenir dans l’air. Du silence attentif. Ou bien Pauline demande des nouvelles du cher Lucilius. Lecture de sa dernière lettre ? A ce disciple inquiet, ballotté lui aussi en ces temps terribles, redire que le droit chemin, rectum iter, ne connaît ni l’espoir ni la crainte… Soirée douce, lumière de miel tiède en Latium. Le temps semble immobile. Noli huic tranquillitati confidere, ne te fie pas à ce calme : en un moment la mer est sens dessus dessous, et là où jouaient les navires, ils sombrent.
Bon alors, le sbire dans le triclinium, c’est pour quand ? Une heure ? trois mois ? L’empereur n’est pas à la minute. La perte du vieux sage, conjuré ou non, se cuit à l’étouffée au Palatin. On a déjà essayé le poison l’année dernière. Poppée veut la tête de Sénèque, comme Hérodiade celle de Jean le baptiste. Derrière Tigellin, tous les chiens de cour sont aux crocs : dépouilles à se partager, consciences à abattre, Sénat rebelle à tétaniser dans le sang des justes. Objectif : affranchir Néron de ses ultimes scrupules, débarrasser le molosse des derniers liens -cave canem- et qu’on jouisse enfin, sans frein, jusqu’au bout de l’abjection !
19 avril 65 donc, ou 14 ou 20, vers dix-neuf heures à nos montres. Maison prestement cernée. Le centurion a surgi sans heurt, entre la poire et le fromage. Il a dit l’ordre du Prince. Pauline a pâli, les amis pleurent, esclaves pétrifiés dans l’atrium. Et toi, Sénèque ? Vraiment sans peur ? interritus , comme dit Tacite ? Voilà ton heure de vérité, Lucius, ton jour de sang. Après avoir si bien parlé, c’est de bien mourir qu’il s’agit.
(à lire en entier )
Arion