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Carnets de marche. 7

Par Angèle Paoli


CARNET N7


7.

     Le figuier se déplume à vue d’œil. Ses feuilles d’or s’accumulent dans le jardin. Elle ne l’avait jamais vu ainsi, aussi nu, aussi dépecé.

     Elle s’interroge sur le « faire ». Elle reprend appui sur la réflexion de ce matin. La marche suscite en elle des questions imprévues. Peut-être étaient-elles là, enfouies en elle, comme des gisants, dans l’attente du réveil. Elle ne sait pas. Le faire précède-t-il l’être ? Faut-il attendre d’avoir accumulé tant de « faire » pour accéder enfin à l’être ? Saura-t-elle jamais quel être la constitue vraiment ? Y en a-t-il un seul, ou une multiplicité ? La multiplicité précède-t-elle l’unité ? Ou bien est-ce l’inverse ?

     Le braiment douloureux de l’âne la tire de sa réflexion. Saccadé, bref, secoué de sanglots, il retombe du néant d’où il s’est extirpé un instant. Un autre braiment lui répond, qui déchire l’air, plus douloureux encore. Cette étrange déchirure qui précède le braiment de l’âne. Elle se souvient d’une discussion sur le langage des animaux, la vision égocentrique de l’homme qui ramène tout à sa propre subjectivité. Le moyen de faire autrement ? Limites de l’homme qui ne parvient pas à décentrer son point de vue.

     Un frétillement d’ailes dans la tonsure du figuier. Et pourtant, les oiseaux demeurent invisibles.

     Elle voudrait reprendre le fil interrompu de sa réflexion. Elle n’y parvient pas. Tant de choses qui attendent le rappel impérieux du « faire ». Tout en accomplissant, sans trop y réfléchir, les gestes nécessaires, elle se demande si le « faire », sa tyrannie, n’est pas une façon de se libérer de soi. L’esprit vide, occupé à ses rituels ordinaires, n’a pas besoin de réfléchir. Elle a tant de choses à faire qu’elle ne fait rien de ce qui lui est essentiel. S’asseoir à son bureau et écrire. Noter ce qui la traverse, sans intervention intempestive de sa part. Est-ce possible ? Elle n’y croit pas vraiment. Elle écrit telle chose, et non telle autre parce qu’elle a choisi d’emprunter telle voie plutôt que telle autre. Sa pensée est orientée par mille choses qui l’entourent, mille lectures dont les mots la traversent à un moment donné de sa journée. Leur échange de ce matin sur Antonin Artaud, par exemple. La folie Artaud. Le « con » de la mère. Insoutenable d’en parler. Pour elles comme pour Artaud. Qui y parvient pourtant au plein de sa folie. Insoutenable d’avoir à être confrontée à l’existence tangible du « con » maternel. Qu’y a-t-il derrière cette résistance, ce presque dégoût, cet effroi ? La peur d’être castrée à nouveau ? De perdre tout ce qui a été gagné ? Où se trouve la frontière entre le « con » abhorré de la mère et celui de l’autre, le sexe aimé, désiré, attendu, espéré ? Comment s’effectue le passage de l’un à l’autre ? À peine imaginé, ébauché, caressé, le sexe de l’autre efface le souvenir du sexe abhorré de la mère. Sexe qui l’a fait naître, qu’elle ne connaît pourtant qu’indirectement et se refuse à vouloir connaître davantage. Le sexe de l’autre la réconcilie avec elle-même. Indispensable à son être ― il l’aide à oublier la mère ―, il lui est consubstantiel.

     Un marcassin opiniâtre traverse la route, indifférent à ses élucubrations et jusqu’à sa présence. Il fouille la terre déjà labourée par le passage de sa harde. Il disparaît soudain dans le maquis avec une incroyable agilité. Sans faire de bruit. Elle passe devant la « pierre à palabres ». Tant de mots échangés dont il ne reste rien. L’épisode des « Paroles gelées » lui revient en mémoire. Elle rit du génie de Rabelais qui fait fondre sur le tillac, sous les yeux ébahis de Panurge, tous les mots lancés par les hommes au cœur de la bataille. Mots coincés en suspension dans l’air, dans leur gangue de glace. Elle voudrait voir tomber du ciel tous ces mots, ces milliers de mots échangés ici de génération en génération, sur cette pierre entourée d’arbres. Mots de colère et mots secrets, mots de promesses et mots d’amour. Sans parler de tous les vœux adressés en silence à chaque passage d’étoile filante. Mais rien de tel ne se produit. Tout ce qui s’est dit a été absorbé par la nature sourde, indifférente par nature à son souci.

     Le passage bruyant des geais l’arrache à sa rêverie. Il doit y avoir une famille qui niche dans les parages. Elle accélère le pas. Des crottes de chèvres fraîches signalent la présence du troupeau. Une vache solitaire fait son apparition. Elle la regarde passer sans prendre le temps d’arrêter sa mastication d’herbes sèches. L’odeur fortement ammoniaquée du bercail la saisit. La lourde porte est fermée. Le bleu délavé de la mer à travers le gris vert délavé des feuillages. A-t-elle dépassé la croix ? Elle est bien incapable de le dire. Et ces touffes d’herbes fines, chaque jour un peu plus hautes, quelles promesses de fleurs pour le printemps ? La marche efface ses mauvaises pensées. Davantage que noter ce qu’elle fait tout au long de la journée, elle préfère noter ses « traversées » de pensées. La croix est là, nimbée de lumière. C’est de là qu’elle découvre l’autre versant, celui des hameaux de Conchiglio, baignés de soleil. Elle n’avait pas remarqué ce buisson de baies rouges autour de la croix. Buisson ardent. Aujourd’hui, l’écrin de la marine est rendu à sa belle couleur d’émeraude. Odeur dominante de fougères.

     Elle reprend la route en sens inverse. Toujours le bleu gris de la mer. La beauté hercynienne de la Balagne. Des langues de nuages sculptent des reliefs nouveaux sur les reliefs de toujours.

     Elle s’installe sur la terrasse, face au soleil. Le figuier s’élague pour elle de ses feuilles d’or.

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli


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