Quelques années après sa publication, il nous a semblé intéressant de nous replonger dans la lettre au président de la république sur les citoyens en situation de handicap de Julia Kristeva, philosophe et romancière (Fayard, 2004). A-t-elle provoqué le bouleversement attendu ? Quelles avancées ? Et l’évolution des mentalités ? La première réponse qui nous vient à l’esprit, c’est l’allocation compensatrice pour le droit à l’autonomie, la création des maisons des personnes handicapées. C’est aussi des progrès sensibles dans l’accessibilité des transports et des lieux publics. Mais ce sont les structures spécialisées, surtout pour l’accueil des adultes handicapés, qui font cruellement défaut, mais aussi l’emploi, le niveau de vie toujours en-dessous du seuil de pauvreté, les budgets pour mener à bien cette cause nationale initiée par le président Chirac. Il semble qu’aujourd’hui la dépendance des personnes âgées, la maladie d’Elzheimer, le cancer aient relégué au second plan la situation précaire de beaucoup de personnes en situation de handicap.
Certes, on revient de loin. Le siècle précédent, avec ses progrès médicaux et techniques, a reconnu que la personne en situation de handicap « requiert la solidarité de la communauté nationale et l’implication de l’Etat ». Cette réintégration de l’infirme dans notre société est toutefois freinée par un modèle médical qui considère la personne handicapée comme « un individu frappé de déficiences et porteur de besoins face à une société dotée de pouvoirs médicaux, économiques et juridiques. » La personne handicapée relève de la responsabilité collective, d’une société qui a pour modèle la performance et qui rejette la situation d’échec, de dépendance. C’est toujours vrai aujourd’hui. On lui applique un traitement social basé sur des antagonismes : par exemple, son degré d’aptitude ou d’inaptitude physique pour postuler à un emploi, pour bénéficier d’une assistance à domicile. Elle est un « objet de soin » et non une citoyenne à part entière. Les mentalités évoluent chez nos élus et timidement dans les entreprises qui préfèrent payer des amendes plutôt que d’embaucher des travailleurs handicapés.
Pour palier les manques de l’état, des associations ont pris le relai mais « cette gestion « d’en bas » comportent aussi leur envers : des « pouvoirs autonomes » s’emparent des crédits, des postes et des ressources humaines locales ou régionales mobilisées par leurs soins, sans nécessairement suivre l’évolution des mentalités, des connaissances et de l’intérêt général. » Il est encore rare aujourd’hui qu’on consulte directement les personnes handicapées pour un projet d’urbanisme ou de transport. Le conseil régional d’Ile de France fait figure d’exception. Les associations et les experts médicaux sont toujours les interlocuteurs incontournables des décisionnaires, ce qui ne répond pas toujours aux attentes sur le terrain des citoyens handicapés : les premiers concernés.
La loi de 1975 avait tenté de remédier aux différents retards pris par la France pour l’intégration des personnes handicapées : accessibilité des lieux, insertion professionnelle, etc. Ignorée ou mal appliquée – l’Etat étant le plus mauvais « élève » notamment dans le secteur de l’emploi - il a fallu attendre la nouvelle législation de 2005 pour faire bouger nos institutions dans le domaine de l’handicap. Le nouvel arsenal juridique mis en place tient davantage compte du droit à la scolarité des enfants handicapés, de l’autonomie, de l’accès aux lieux publics et aux transports, de l’emploi en milieu ordinaire, etc. Selon Julia Kristeva, ce qui manquait à la loi de 1975, en dehors de l’échec partiel de son application en France - comme beaucoup d’autres lois, c’est une définition de l’handicap qui aurait remis en question un modèle sociétal basé sur l’assistanat des faibles plutôt que sur leur autonomie.
En 1982, dans un rapport de l’ONU sur l’égalisation des chances des personnes handicapées, on définit clairement l’handicap comme la conséquence d’un traitement social inadapté qui s’ajoute à celle de la déficience : « Le handicap est fonction des rapports des personnes handicapées avec leur environnement. Il surgit lorsque ces personnes rencontrent des obstacles culturels, matériels et sociaux qui sont à la portée de leurs concitoyens. » Mais la résolution de ces obstacles à l’intégration ne peut suffire si chacun d’entre nous ne se reconnaît pas dans la différence de l’autre, dans ce qu’il nous renvoie de nos fragilités, de notre vulnérabilité.
Julia Kristeva dénonce au fil des pages les carences de notre système d’intégration qui accentuent les inégalités et créent des situations dramatiques faute de structures adaptées. C’est aussi le choc des mentalités contre ce mur d’incompréhension, de rejet de l’être « différent » : « Car les peurs sont toujours là, et les ignorances, et les refus, et le mépris, et l’arrogance. »
S’il y a la fuite des cerveaux, voire des grandes fortunes vers l’étranger (!), moins connu, il y a l’exil de personnes handicapées vers les pays nordiques. Ainsi Mme Gisèle H., 60 ans, lourdement handicapée, bénéficie en Suède de cent seize heures hebdomadaires d’assistance. Orthophoniste et musicienne de formation, elle reçoit cette aide pour les gestes du quotidien mais aussi « pour jouer de l’orgue, nager en piscine, faire de la poterie, peindre, cuisiner, vivre, en somme… »
Julia Kristeva prône la sensibilisation, l’information et la formation pour faire avancer la cause de l’handicap. Sensibilisation du public pour découvrir « en ceux qui souffrent d’un handicap, mais aussi en ceux qui en sont indemnes, ces multiplicités de l’être que tend à nous cacher la course moderne au succès et à la performance.» Information pour découvrir ce qui se pratique à l’étranger. Formation des personnels médicaux et des professions concernées par l’accueil des personnes handicapées (architecture, transports, etc.) : «Sait-on qu’une personne handicapée devant être hospitalisée se heurte presque toujours à l’ignorance psychologique et technique des personnels hospitaliers, c'est-à-dire à une incompétence médicale qui peut se révéler dangereuse pour elle ? » Depuis, les hôpitaux de l’Assistance Publique de Paris ont mis en place un service d’informations « handicap » destiné aux praticiens et aux usagers.
De cette lettre ouverte au président Chirac, on gardera la force de la conviction, l’invitation à une nouvelle lecture de l’autre, et par là-même d’un décodage différent de soi. Tout ce qui inquiète doit être affronté et non rejeté, contourné. Affrontons nos peurs. Assumons nos angoisses de la maladie, de l’handicap. Mettons-nous dans la peau de l’autre. Osons nous asseoir dans le fauteuil roulant. Parlons à cet inconnu aux mouvements déhanchés, à l’élocution difficile. Franchissons le maillage de l’inconnu pour rencontrer l’être dans sa singularité. Prenons le risque de la rencontre, de l’échange afin de nous rapprocher « de ces « étrangers » angoissants, de ces êtres étranges que restent encore, pour beaucoup d’entre nous, les handicapés ».
Faisons un rêve. Laissons-le remonter à la surface pour nous dévoiler un monde surprenant, inhabituel. Ecoutons « ceux qui parlent, marchent, entendent, regardent, agissent alentour autrement, bizarrement, follement, à faire peur. Chacun, chacune entendra alors des paroles singulières, des sensibilités neuves, celles-là mêmes qui paraissaient auparavant inaudibles, illogiques, indistinctes ou inquiétantes. » Cette pluralité de mondes, de différences, de sensibilités, de musiques inachevées des sens, c’est cela la « face intime » de l’handicap.
Cesarina Moresi, Philippe Barraqué
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