Tiens, un dalmatien en Dalmatie ! Une fillette en maillot deux pièces fort moulant tient le chien par le collier avant de le faire monter dans la camionnette de son père. Il est pourtant rare de voir des chats siamois au Siam comme des pékinois à Pékin. Un dalmatien en Dalmatie est une exception digne d’être notée. Le bus qui arrive enfin est déjà plein. Nous ne trouvons pas tous de places assises. Le bus s’arrête si longuement devant le ferry, au bout du port, que nous nous demandons s’il ne va pas le prendre. Mais non, cette attente est destinée aux passagers supplémentaires, ceux qui débarquent. Cela même si le bus est déjà plein : c’est l’égalité collectiviste et la balourdise administrative qui perdurent. Cette fois, les pauvres qui montent s’asseyent dans le couloir, sur leurs bagages, ou se tiennent tant bien que mal aux montants. Le bus prend la route des collines, elle serpente sur une terre pelée, épouse les méandres de la côte. Sur la mer, des voiliers d’un blanc étincelant coupent au scalpel le bleu de velours des flots. Une demi-heure plus tard, nous arrivons à Hvar. La ville s’étend autour de la forteresse sur la hauteur comme un troupeau autour de son berger. Un rempart gris qui enclôt une partie des pentes a déjà élargi jadis le périmètre défendu mais la ville, dans son exubérance, a fait craquer cette nouvelle gaine pour se répandre jusqu’à la mer. La cité de Hvar tire son nom du grec pharos et compte dans les 4500 habitants.
Nous commençons par nous affaler à une terrasse de café pour boire un coup. Nous jetons ensuite un œil à la cathédrale Saint-Etienne dont les peintures sont aussi sombres qu’en Italie. Comme si le religieux se devait d’être sérieux et le sérieux, obscur. Je préfère tant les dieux de lumière grecs ! Nous errons un tantinet dans les ruelles, longeons le quai principal des ferries où se logent les boites branchées de la nuit. Au bout du quai, une plage minuscule de cailloux émergés et de sable immergé rassemble déjà des familles entourées de petits en ce samedi de vacances. Ils s’élancent dans les vagues, jouent à se lancer de l’eau, au ballon ; le sable sur leur torse laisse des traînées de mouillé sale. Ils se jettent à plat ventre sur les cailloux en s’exclamant, se vautrent ventre et poitrine à même les galets polis avant de s’empoigner filles et gars pour des étreintes de chiots. Devant ces scènes profanes, dévêtues et très humaines, le monastère franciscain élève son clocher ajouré et l’austérité moralisatrice de son cloître. Pas un moine n’est visible dans l’édifice que nous pouvons visiter. Seul un jeune garçon à l’œil avide pour la chair et au sourire de gourmandise énigmatique, comme surgi des murs en silence, entreprend de fermer la chapelle à midi. Il jauge nos deux adolescents, son œil semblant ne pas choisir entre le garçon ou la fille. Il est prudent comme tout moine en devenir.
De retour sur la place, c’est encore l’indécision, l’ennui des ados, les tiraillements du vieux couple : « ah, non ! Moi je ne monte pas à la citadelle. Il fait trop chaud. J’ai envie de me baigner. Je veux d’abord me poser quelque part » Moi je, moi, et moi !… Il est déjà 12h35, après des préalables errances dans les ruelles, puis le choix d’un restaurant (« il faut réserver, nous sommes huit »), ralenti par les boutiques de souvenirs (« regarde comme c’est joli ! Cela ferait bien sur la table du salon »). Je laisse ces acteurs niais et fatigués pour monter seul voir la ville depuis la forteresse, en haut.
Destinée au tourisme, la place forte abrite aujourd’hui un bar-restaurant, un petit musée et une prison. Etablie dans l’épaisseur des murs, la geôle comprend plusieurs cellules triangulaires éclairées par une étroite meurtrière, sise au sommet pointu qui donne sur l’extérieur, à plusieurs dizaines de mètres du sol. Les cœurs sensibles ne doivent pas traîner, la lumière ne reste allumée que quelques minutes, emprisonnant le touriste négligent dans une obscurité froide propice à tous les fantômes et à la montée des angoisses. Certains gamins demeurent saisis et, n’ayant pas vu leurs parents sortir, hurlent. Des remparts, est une vaste vue sur la ville, le port et les découpes de la côte, au loin. Le chemin qui redescend serpente parmi les pins. Le soleil fait monter des effluves de résine et de sève. Je retrouve les mêmes amoureux en couple, isolés sur les murets, béats de quiétude et tant enivrés d’hormones qu’ils ne vous voient même plus, la main de l’une sur le poitrail nu de l’un, la main de l’autre sur la hanche nue de l’une.
Je descends ensuite explorer les quais, en pleine chaleur d’après-midi. C’est l’heure de la transhumance, la jeunesse va se baigner à la plage avant de se sécher dans l’ombre des pins, le corps libre, le temps oisif, la sensualité à fleur. Poitrines pommées des filles en maillots bikinis, pectoraux gonflés des gars, polis en planche à voile. On reconnaît les touristes fraîchement arrivés à leur pâleur d’endive et à leur dessin amolli. Je vais faire ensuite un tour sur les hauteurs sises de l’autre côté de l’église, jusqu’au cimetière, pour avoir une vue de la forteresse depuis la colline qui lui fait face. Pas un chat dans les rues, pas même une vieille sur le pas de sa porte. Seuls quelques gamins sans rien sur eux descendent vers la plage rejoindre leurs camarades de jeux et la fraîcheur de l’eau. Il est déjà 15h45 et le rendez-vous collectif pour reprendre le bus est à 16h15. La journée a passé vite. Assis à la terrasse d’un café « fermé de 14 à 16h », je regarde passer les filles. L’une en monokini et jean porte deux diamants accrochés au nombril. Leur éclat attire l’œil sur sa cavité mignonne qui ondule au rythme de ses hanches. Cheveux teints, lunettes noires, torse svelte, elle se veut star.
Le bus est aussi bondé qu’à l’aller. Faute d’aller à la citadelle, la famille est allée à la plage, couple et enfants ont reformé l’œuf hors du groupe. Je ne sais pas ce qu’a fait Porcinette, la grosse Mariam. Une animosité latente est née de petites remarques qu’elle m’a lancé, ici et là. Elle n’aime pas les mecs. Elke est toujours aussi peu causante et fonctionne au café et à la cigarette. A Stari Grad, il nous reste une heure avant le départ du bateau-taxi. Nous ne faisons rien de précis. Eff va faire quelques courses, il manque toujours quelque chose. Elke va prendre un énième café. Le bateau nous ramène à notre crique, toujours pour 20 kunas par personne (plus cher que mon déjeuner).
Le repas du soir est léger, composé d’une soupe, d’une salade de tomates et d’un demi concombre qui restait, d’un yaourt acheté tout à l’heure et d’une pêche. Le soleil descendant continue de taper, forci encore par son reflet dans l’eau qui nous arrive en pleine face. C’est l’heure de laisser brunir nos peaux sans danger. Nous préparons nos affaires pour nous lever demain matin à 4h30, dans l’obscurité. Nous irons en kayak jusqu’à l’embarquement des ferries. Nous les chargerons pour joindre une autre île, trop loin pour nos bras dans le temps qui nous est imparti. Le crépuscule n’est pas encore sombre que nous sommes déjà dans les duvets, les vêtements pliés sous la tête, pour demain matin. Dans la nuit, se découpe la silhouette noire de Braque sur fond de ciel argenté, dancing in the dark.
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