Les Français aiment citer cette phrase de Charles de Gaulle tirée de ses Mémoires de guerre : « Vers l’Orient compliqué, je volais avec des idées simples ». Neuf siècles après la prise de Jérusalem par les chevaliers francs, les héritiers de ces derniers ont compris une chose : la cohabitation avec le monde musulman, que la géographie mais surtout le partage d’un socle commun de civilisation rend indiscutable, ne sera jamais simple. L’erreur des Etats-Unis est de le nier. Ce réductionnisme ontologiquement américain explique non seulement les échecs passés et présents, mais aussi ceux vers lesquels la France se précipite par son alignement irréfléchi et totalement à contretemps. La dispute franco-américaine est toujours devant nous.
DANS LE BOURBIER AFGHAN
« La guerre introuvable » : c’est ainsi j’avais titré en avril 2002 un précédent article paru dans Défense Nationale alors que la guerre d’Afghanistan ne faisait que commencer. L’échec était déjà inscrit dans les délires de puissance que l’on pouvait lire dans la presse, répétés en boucle dans les médias. En étalant toute leur panoplie technologique, il était clair que les Etats-Unis cherchaient, plus qu’à se venger des attentats de 2001, à valider leur American Way of War et accessoirement à sauver l’OTAN. Et à effacer les humiliations passées : No more Vietnams, tel fut le titre d’un long plaidoyer pro domo écrit par Richard Nixon en 1985. Il pouvait se résumer à sa dernière phrase : « Cela peut vouloir dire que nous n’essaierons plus. Cela doit signifier que nous n’échouerons plus. »
Mais on ne fait pas la guerre tout seul, et les reviews et autres livres blancs relèvent plus de l’onanisme militaire que d’une pensée stratégique. Ce ne sont pas les Taliban qui sont en passe de nous vaincre mais notre vanité ; celle d’avoir décrété que nous étions entrés dans un nouveau monde avec de nouveaux paradigmes (le joli mot, dont George W. Bush lui-même usa et abusa), et que les formes logiques seraient désormais caduques. Or une occupation militaire étrangère reste une occupation, par elle-même insupportable à qui que ce soit. C’est ce que savent les Français pour des raisons historiques, c’est ce que refusent de voir les Américains. Leur capacité à répéter les erreurs des autres n’a d’égale que celle à dupliquer leurs propres errements, de Saigon à Kaboul. Que peuvent-ils comprendre de l’Afghanistan ? Leurs aînés du Vietnam avaient un avantage, ils brûlaient leur solde dans les gogo-bars de Cochinchine, ânonnaient un peu de français, mangeaient et couchaient vietnamien. Les soldats de 2009 appellent à la rescousse des ethnologues voire des anthro-pologues, pour tenter de comprendre ce que les populations afghanes ont dans la tête. C’est révélateur de leur racisme foncier, alors que les Taliban ne raisonnent pas autrement face à la présence de soldats étrangers sur le pas de leur porte, que ne l’ont fait les colons américains face aux Habits rouges du roi d’Angleterre. Aucun particularisme culturel là-dedans, encore moins religieux. Et rien ne pourra aller contre cette évidence.
Nous voilà donc au point mort après huit ans de guerre, sans savoir où nous allons, sans comprendre comment et surtout pourquoi nous nous trouvons là. Ce fut dès l’automne 2001 un engagement irréfléchi dans une guerre obscure. Il est plaisant de prétendre que notre sécurité se joue sur la ligne bleue des zones tribales afghano-pakistanaises, où notre civilisation encyclopédiste n’a certes pas que des admirateurs et encore moins d’adeptes, encore faut-il que ce soit démontré autrement qu’en psalmodiant le refrain convenu du rétrécissement des espaces et du village-planétaire… C’est pourtant le seul tenu, et il ne mène à rien d’autre qu’à nous enfermer dans un piège abscons : on reste encore un peu en attendant que ça s’arrange pour partir, et ça ne fait qu’empirer. « Comme je le répète depuis un moment, l’Afghanistan devient un merdier ingérable. Et nous n’avons aucun intérêt à nous y impliquer davantage. » Ces propos du CEMA français, rapportés à la fin de l’hiver 2008, n’ont jamais été démentis ni par leur auteur et encore moins par les faits. Aux Etats-Unis le même mot, dans sa forme un peu plus châtiée, est utilisé par des officiels en plein désarroi : mess, qui pourrait plus précisément se traduire par « bourbier ».
VIETNAM RECALL
L’Amérique s’est encore une fois réfugiée derrière ce qu’elle sait encore faire de mieux : « jeune et vieille à la fois, l’Amérique bavarde et radote avec une volubilité étonnante », écrivait Charles Baudelaire. Mais derrière l’incohérence des discours déblatérant d’une prétendue nouvelle stratégie, ou plutôt un toilettage (fresh thinking) de l’ancienne pour peu qu’elle ait jamais existé, on n’entrevoit pas l’ombre du commencement d’une remise en cause. C’est un poulet sans tête, et ceux qui attendaient une restauration de la puissance américaine en sont déjà pour leurs frais. On n’a pas compris si Barack Obama cherchait une sortie militaire ou politique : le sait-il lui-même ? Découvrir aujourd’hui qu’il faudrait discuter avec des Taliban dits modérés n’a aucun sens : les Etats-Unis sont entrés dans cette guerre pour faire démonstration de leur superpuissance, pas pour étaler leurs talents de négociateurs. L’accroissement des troupes en Afghanistan traduit cette incapacité à penser la puissance autrement qu’en terme de force brutale, et surtout une impossibilité à penser un au-delà. Le fantôme de Westmoreland hante toujours le Bureau ovale.
Et il ne sert à rien de pleurnicher après d’alliés européens d’autant plus avares de leurs troupes qu’ils sont effarés de l’ineptie américaine. Tant que l’OTAN est engluée dans sa gabegie militaro-technologique, elle ne peut ni rebondir, ni surtout réfléchir aux nouvelles conditions d’emploi des forces, ni réviser de fond en comble la Revolution in Military Affairs et la Transformation. Elle ne peut que bricoler, colmater, mettre des sparadraps et perdre du temps pour la suite. Elle ne subit peut-être pas de défaite militaire au sens propre, mais une débâcle stratégique, osons le mot d’auto-défaite : elle est en déroute là où précisément elle pensait être invincible. S’il lui faut préparer la guerre de demain, ce n’est pas le nez sur le guidon qu’elle va pouvoir porter son regard jusqu’à l’horizon du prochain carrefour. L’OTAN ressemble à ces dinosaures qui n’ont pas vu arriver la comète qui signa leur perte, et continuent de brouter. Et c’est le moment que choisit la France pour intégrer le troupeau !
Si cette guerre est introuvable, la défaite l’est tout autant. Nos dirigeants redécouvrent une chose terrible : après le brouillard de la guerre (fog of war), il y a, plus mystérieux et plus insaisissable encore, le brouillard de la paix (fog of peace). Il n’y a pourtant plus d’autre choix, vu la situation, que d’arbitrer une débâcle diplomatique et morale contre une défaite militaire et financière, pour ne pas gager notre avenir ; et tant pis pour celui des femmes et des filles afghanes rendues à l’obscurantisme religieux. En un mot, quitter l’AfPak et contenir l’incendie de l’extérieur, comme ce fut fait face à l’URSS avec le containment. C’est une décision politique, qui sonnera le glas du droit d’ingérence chers à nos docteurs en bons sentiments, mais c’est cela ou perdre davantage encore : nos dirigeants en ont-ils le courage ? Il leur faut retrouver ce principe de nécessité qui avait conduit en 1951 le président Harry Truman, pressé par le général Mac Arthur dans les circonstances que l’on sait, à se poser la question de franchir ou non une seconde fois le 38ème parallèle, puis les ponts sur le Yalou et à bombarder la Chine : or la menace communiste n’avait pas atteint un degré justifiant le massacre de populations chinoises, écrira-t-il plus tard dans ses Mémoires.
LE CHAMP DE RUINES DE LA STRATEGIE POST-9/11
George W. Bush avait déclaré la guerre totale au lendemain du 11 septembre 2001, Barack H. Obama doit éviter la défaite totale. Comment sortir du piège par le haut ? Maintenant que la rhétorique sur la Global War On Terror (GWOT) est très officiellement délaissée par la Maison Blanche et le Département d’Etat, on mesure les dégâts considérables, et peut-être irréparables, qu’aura causés cette super-cherie absolue qui a consisté, pour les politiques et les intellectuels, à ériger le « terrorisme » en déterminant de l’histoire. Mais l’abandon d’un acronyme ne peut à lui seul changer l’âme d’une nation : l’utopie scientiste d’un contrôle total du monde, héritée de Laplace, est trop profondément ancrée dans la culture américaine pour que nous puissions lui faire admettre l’idée de « guerres modestes ». Il n’est pourtant qu’évident que, à trop penser global, elle est en échec face à des pensées locales qui gagnent des guerres locales. Et qu’il n’aura servi à rien, pour justifier une guerre universelle, de s’inventer un ennemi non moins universel, lequel n’en revient sans doute pas lui-même de l’honneur qui lui fut fait. Le résultat n’est, encore une fois, qu’un immense « bourbier » (mess), mot également employé par le président Obama au sujet du camp de concentration de Guantanamo.
Justement, parlons-en ! Il est devenu le symbole du cauchemar Bush, qui a sapé la foi du monde dans le « Dieu cargo » américain. Il n’est pourtant que la partie émergée de l’iceberg, et n’a aucune existence en lui-même, juste l’instrument trop bruyant d’une vieille Amérique policière ignorée jusque-là. Grande fut par exemple la consternation des Français de retrouver dans le débat outre-Atlantique, dès le lendemain du 11 septembre 2001, les mêmes errements que du temps de leur guerre d’Algérie : oui, la torture peut permettre de prévenir des attentats. Mais son usage interdit au pays qui l’a institutionnalisée de se prévaloir de valeurs de droit et de liberté. L’Amérique, que son utilitarisme aveugle, ne veut pas voir que Guantanamo, même fermé, restera une tâche indélébile dans l’histoire américaine.
Les Français n’ont jamais réalisé que ces miradors sont depuis longtemps dans la tête des Américains, et que la Guantanamo Connection ne disparaîtra pas avec le camp cubain. Il a déjà son annexe en Afghanistan, Bagram, et on sait les projets de détention illimitée qui permettront de conserver sans jugement les « combattants étrangers » (unlawful combattant) : l’Amérique restera l’Amérique. Et nos intellectuels, qui n’ont eu de cesse de se tromper, qui font leur marché dans Tocqueville en laissant de côté ses avertissements sur un nouveau despotisme en germe et lisent « démocratie » là où le vicomte Alexis écrivait « Amérique », qui dissertent sur elle « l’oreille inclinée au vent, des fantaisies giratoires aussi flatueuses que l’élément qui les leur dicte » (Baudelaire), les voilà prêts, pour sauver leur rêve américain, à justifier l’injustifiable. Il est vrai que ceux de France ont toujours, depuis Condorcet applaudissant à la répression de la Guerre des farines de mai 1775, joué de malchance et bien mal caché leurs penchants autoritaires.
Il en va tout autrement de l’opinion publique française, pour qui l’idée même d’une rétention sans jugement s’assimile aux lettres de cachet de l’Ancien régime, autrement dit à un droit d’exception. Or le camp de Guantanamo a été mis en place sans coup de force législatif ni abus de prérogatives constitutionnelles, avec la double bénédiction du Congrès et d’une Cour Suprême qu’on connut moins frileuse, le régime présidentiel rendant possible ce qui serait impensable dans nos démocraties parlementaires européennes. Ce que les Français ne veulent pas comprendre est que les années Bush n’ont pas été une sorte de trou noir dans lequel l’Amérique de Jefferson et Roosevelt se serait momentanément perdue : c’est la même Amérique avec un grand A. Ce refus obstiné d’envisager cette hypothèse nous précipite droit à la confrontation euro-américaine.
Car le piège de Guantanamo va se refermer sur Barack Obama. Qu’il démantèle le camp, et son opinion va protester, l’accusant d’être un-american. Qu’il en conserve le principe, et l’Europe rechignera à poursuivre la grande réconciliation transatlantique. Ce flottement est déjà perceptible dans l’attitude des plus américanolâtres de ses dirigeants.
UNE ALLIANCE IMPROBABLE
A l’heure où la France rentre dans l’OTAN par la chatière, et où les diplomates du Quai d’Orsay se croient obligés d’arborer la mine ravie de l’épousée au lendemain de sa lune de miel, les signes que le courant ne passe toujours pas entre les deux pays sont apparus à l’occasion de la visite de Barack Obama en Normandie pour les dernières commémorations du D-Day. Les déclarations contraintes et les attitudes hésitantes tranchaient avec les élans des précédents voyages d’Amérique. Le panurgisme de la politique française ne parvient plus à masquer la béance entre la France et les Etats-Unis, et tous les raccommodages ne font que reculer l’heure de la grande explication.
Limitons-nous à la résolution du conflit israélo-palestinien, que les Etats-Unis avaient jusqu’alors désespérément tenté d’isoler du reste des crises orientales alors qu’il en est le cœur. Il ne suffit pas, comme Barack Obama dans son discours du Caire du 3 juin 2009, d’évoquer la Naqba de 1948 si on applaudit ensuite le premier ministre israélien et son projet de Bantoustan palestinien, et qu’on laisse l’Etat juif – puisqu’il se revendique désormais comme tel – poursuivre le vol des terres arabes, prémisses d’une nouvelle Piste des larmes (Trail of Tears) *. Et nous n’abordons même pas la question des frontières du futur Etat palestinien, que les Etats-Unis acceptent redessiné et sous conditions, alors que pour la France il est un droit intangible non négociable – qui trouverait aisément son origine (comme le Kosovo, n’est-ce pas ?) dans les Quatorze points du président Wilson de 1917 – et dans les seules frontières reconnues à ce jour à savoir celles d’avant la Guerre des Six jours de 1967. Sauf à ériger de nouveau, en ce début d’un XXIème siècle bégayant, la prédation en mode légal d’acquisition de terres, comment la France pourra-t-elle jamais accepter ce que l’on comprend déjà des projets américains de redécoupage des frontières d’un Etat-sans-nom ?
Si au moins elle pouvait se reconnaître dans la nouvelle approche américaine du monde arabo-musulman ? Mais comment adhérer aux proclamations du Caire d’un Barack Obama qui n’admet l’Islam que parce qu’il ressemble à l’Amérique, et qui fait des différences la source de tous les conflits ? Rien de nouveau à cela, puisque depuis la Déclaration d’indépendance de 1776 l’Américain n’accepte l’Autre que dans l’abolition des particularismes, à l’inverse de la Déclaration française de 1789 qui, à l’image de toute la philosophie des Lumières, fait de la différence le socle de l’égalité en droits.
On pourrait multiplier les sujets sur lesquels les Français s’imaginent parler le même langage que les Américains. Et voilà presque deux siècles et demi que le quid pro quo perdure : la France pense avoir fait un mariage d’amour, l’Amérique n’a jamais fait qu’un mariage d’intérêts. Tant que les Français refuseront d’écouter et de lire ce que les Américains disent et écrivent, et ne verront pas que derrière la mésentente plus ou moins cordiale il y a une réelle mésalliance, ils iront de déception en coups de colère. En Afghanistan comme ailleurs, on ne construit pas une alliance sur une imposture.
(*) Nom donné par les historiens à la déportation des tribus amérindiennes vers l’ouest du Mississipi, décidée par l’Indian Removal Act de 1830 et qui débute dès l’année suivante avec les Cherokees. Tocqueville assiste aux premières de ces marches forcées, tout autant horrifié par le génocide en cours que scandalisé par la bonne conscience puritaine (voir Démocratie en Amérique et Quinze jours dans le désert). Cette purification ethnique prend fin en 1859 avec la défaite des Séminoles de Floride, dont les 2.000 guerriers auront tenu tête à 40.000 soldats, guerre qui coûta au Trésor américain 19 millions de dollars de l’époque. Déjà…
Jean-Philippe Immarigeon © Défense Nationale, août 2009
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