Le 6 août 2001 meurt à Salvador (Bahia) l'écrivain brésilien Jorge Amado, né à Itabuna (Bahia) le 10 août 1912.
Jorge Amado est l'auteur de nombreux romans qui ont fait de lui le « chantre du peuple de Bahia ». En 1932, il publie son premier roman : Pays du Carnaval. Il a dix-neuf ans. En 1935, il publie Jubiaba, traduit en français sous le titre de Bahia de tous les saints. Suit une abondante production romanesque ancrée dans l'univers débordant de sensualité de l'écrivain qui fait lui-même figure de grand initié.
Parmi ces récits figure Les Deux Morts de Quinquin-La-Flotte, « courte histoire du port de Bahia », publiée en 1962.
Les circonstances qui ont entouré la mort de Quinquin-La-Flotte restent jusqu'ici très confuses. Il y a des doutes à dissiper, des détails absurdes, des contradictions dans les dépositions des témoins, des lacunes diverses. Aucune certitude en ce qui concerne l'heure, le lieu et les dernières paroles. La famille, appuyée par des voisins et des connaissances, maintient avec intransigeance la version d'une mort tranquille un beau matin, sans témoins, sans éclat, sans paroles, qui aurait eu lieu quelque vingt heures avant l'autre mort dont la nouvelle fut propagée et commentée au déclin d'une nuit où la lune s'abîma dans les flots et où des faits mystérieux se produisirent au large des quais de Bahia. Et pourtant, entendues par des témoins dignes de foi, abondamment glosées le long des rampes et jusque dans les impasses les plus reculées, ses dernières paroles furent colportées de bouche en bouche car elles représentaient, de l'avis de ces gens-là, autre chose que de simples adieux à ce monde : un témoignage prophétique, un « message au contenu profond », comme dirait un jeune auteur de notre temps.
Une foule de témoins dignes de foi, au nombre desquels le patron Manuel et Quitéria-l'oeil-écarquillé, qui n'a pas deux paroles... Néanmoins, il est des gens qui refusent toute authenticité, non seulement aux propos si admirés, mais aussi à tous les événements de cette nuit mémorable où, à une heure incertaine et dans des conditions discutables, Quinquin-La-Flotte plongea dans la mer de Bahia et partit pour l'éternel voyage dont on ne revient plus jamais. Le monde est ainsi, peuplé de gens sceptiques et qui nient par manie : tels des bœufs liés au joug, ils sont rivés à l'ordre, à la loi, aux façons de procéder courantes, et au papier timbré. On brandit triomphalement le certificat de décès signé par le médecin peu avant midi et avec ce simple papier ― pour la seule raison qu'il comporte des caractères imprimés et des timbres fiscaux ― on tente d'effacer les heures intensément vécues par Quinquin-La-Flotte jusqu'à son départ librement et spontanément décidé par lui, comme il ressort de la déclaration qu'il fit à haute et intelligible voix à ses amis et aux autres personnes présentes.
La famille du mort ― sa respectable fille et son très digne gendre dont la carrière de fonctionnaire était fort prometteuse ; la tante Marocas et son frère cadet, commerçant disposant d'un modeste compte en banque ― affirme que toute cette histoire n'est que grossière affabulation, invention d'ivrognes invétérés, de gredins en marge de la loi et de la société, de filous qui ne devraient connaître que le paysage des grilles de la prison et non pas la liberté des rues, du port de Bahia, des plages de sable blanc et de la nuit immense... Commettant une injustice, ils attribuent à ces amis de Quinquin toute la responsabilité de l'existence infortunée menée par lui au cours des dernières années, lorsqu'il devint le cauchemar et la honte de la famille, au point que son nom n'était pas prononcé et que ses frasques n'étaient pas commentées en présence des enfants, innocentes créatures pour qui le regretté grand-père Joaquin était mort depuis longtemps, décemment, entouré de l'estime et du respect de tous. Ceci nous amène à constater qu'il y eut une première mort, sinon physique du moins morale, quelques années plus tôt. On atteint donc le total de trois, ce qui fait de Quinquin un recordman de la mort, un champion du décès, et nous donne le droit de penser que les événements postérieurs, à partir du constat de décès jusqu'à son plongeon dans la mer, ne furent qu'une farce montée par lui dans l'intention de torturer une fois de plus l'existence de ses proches, et de les dégoûter de la vie en les éclaboussant de honte et en les livrant aux ragots de la rue. Il n'était ni respectable ni décent, malgré le respect que portaient ses partenaires à un joueur dont ils enviaient la chance, à un buveur de tafia jamais rassasié et causeur intarissable.
Je ne sais si ce mystère de la mort (ou des morts successives) de Quinquin-La-Flotte pourra être explicitement éclairci. Mais je m'y essaierai, sur son propre conseil, car l'important c'est de tenter, même l'impossible.
Jorge Amado, Les Deux Morts de Quinquin-La-Flotte, Éditions Stock, Bibliothèque Cosmopolite, 1980, pp. 53-54-55. Roman traduit du brésilien par Georges Boisvert, préface de Roger Bastide.
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