René Ghil (1862-1925), se voulait chef d'école, «Symbolique et Instrumentiste», «Philosophique-Instrumentiste», «École Évolutive-Instrumentiste», ses tentatives pour former un mouvement poétique l'ont même amené à fonder sa propre revue, Les Ecrits pour l'Art, et à faire paraître de nombreux textes théoriques et manifestes. On trouvera ci-dessous deux compte-rendus donnés par Ghil à la revue La Critique, l'un pour Chair mystique, un roman de Marcel Batilliat, l'autre pour Titane une pièce d'Abel Pelletier. Les deux auteurs furent des amis de Ghil, disciples et défenseurs de l'homme et de sa poésie scientifique.
Chair Mystique (1)
Une restriction, et presque étrange, et non pas aux précieuses beautés savourées dans ce livre : le titre, - et c'est peu, et beaucoup. Il devait être : En Dehors. Et rien ne me semble plus adéquat à la peu ordinaire histoire contée, de la Chair ne voulant plus posséder qu'elles-même, s'écouter vivre et mourir sans que rien d'étranger entre en son émoi, sans que se dêperde à de troubles ambiances une onde de ses frissons... Car la Nature, où se complaît une moderne et tragique amour de Tristan et Iseult, n'est ici que le philtre longuement goûté, participant à l'âme même et aux corps extasiés des Amants, dont ils vivent plus universellement : et les cieux, et les eaux, et les forêts de toutes saisons en lesquels ils se meuvent sont pour eux et en eux la synthèse et l'oubli à la fois, de la terre des Vivants loin « en dehors » d'eux.
Mais, petites misères de la vie littéraire aux petits soucis quotidiens : le premier titre s 'est trouvé pris par ailleurs, et aux éditeurs le nouveau a souri !...
Je le regretterais, donc. Car il n'est pas vrai, rien n'est moins « mystique » que cette Chair de désespoir humain qui épuise la vie en pleurant de ne pouvoir l'éterniser. Car, le mot « mystique », qui sainement n'a par lui-même de signification, - n'a été que l'ignorance ou l'euphémique traduction de déviations névropathiques, mais par surcroît tout récemment prit encore le sens de la décadence, morale et physique. Pour quiconque sait ou veut voir sous les mots trop délicats de ce temps, la pâle stupeur de cerveau qu'est en somme la tombée du siècle... Mais, c'est assez ergoter sur un titre, encore qu'il soit impropre, et plus, aille contre la pensée de l'Auteur.
Le conte, il est simple. Jeune fille, Marie-Alice a révé avec candeur en son étroite vie de pensionnaire, en son habitat provincial, doucement, dangereusement : avec l'exaltation lente évocatrice de mirages lointains qui lui vient peut-être du mal de phtisie dont sa mère mourut, dont elle porte le germe hérité. Jeune home, Yves, a grandi, troublé, passionné d'arts et de sciences, avec l'amour de la Vie, et le dégoût peu à peu des hommes dont l'existence est la négation du souci de Vrai et de Beau qui le tient désormais... Ils s'aiment à travers la passion héroïque de Tristan et Iseult, dont le thème dans tout le livre créera une atmosphère divinement légendaire sous laquelle ils succombent en l'avivant modernement des éclats de leurs Baisers, tels que des strideurs de cuivres dans des hauteurs aiguës de violons... Cependant, l'on s'oppose à leur union, et ils parlent, - pour toute la vie « en dehors ». Toute la vie ! et ce sera deux ans peut-être, car lui et elle savent que la phtisie héréditaire gonfle des germes sous la poitrine virginale.
Le drame est dès lors posé, vraiment tragique et troublant, et quelles que soient les magies dont se nuancent les courts chapitres avec des phrases de poème, - dessous, l'inéluctable n'en apparaît que plus terrible, dans sa marche en latence force...
Ils vivent maintenant dans une maison isolée au milieu des champs, parmi des bosquets, des fleurs, - proche d'une rivière et de la forêt... C'est désormais une longue, une désespéré minute d'amour : toute la Vie étreinte dans leurs bras, toute qui inéluctablement tombe vers la Mort qu'ils ne peuvent retarder, sur laquelle pourtant ils prennent toute la rançon de la plus entière conscience de leur Chair et de leur Cerveau !
Un seul visiteur. Un docteur ami (qui reparaîtra dans un au autre livre, celui-ci étant le premier d'une trilogie, nous semble-t-il), et il apparaît comme l'Avertisseur fatidique, celui qui dit le temps qui passe, le mal de Marie-Alice qui empire, - et horreur et délices ! Qui va gagner Yves lui-même. Il vient, doux, désolé et ému, sachant que les avertissements seront vains, - sans colère, peut-être admiratif.
Et l'action maintenant devient plus poignante encore : Yves n'a pas seulement à scruter le mal en son Amie, mais en lui-même, et la Mort de plus en plus entre la brève et immense Joie ! Yves est heureux plus encore, l'union désormais partiale, - puisqu'ils communient dans la certitude, et qu'ils se doivent tout, enfin : la Vie et la Mort...
Marie-Alice meurt, passage en aimant au Ne-plus-aimer. Yves restera encore un peu de temps peut-être à l'immortaliser de son souvenirs, et mourra...
... Presque pas d'action en ce livre, et pourtant, comme il captive ! C'est qu'il prend le lecteur en la lente, angoissante subtilité de ses déductions psychiques et physiologiques – Et son autre charme est de le faire comme un chant et comme un poème, par une sorte d'aliciante emprise de fleurs et de ruisseaux et de bois et de saveurs de terre alentour éternellement fécondes, - une sorte de tendre et nerveuse et puissante incantation qui cache et fait sourire de beauté, même l'agonie et la mort et le désespoir, sous des survivances de roses.
René Ghil.(1) Mercure de France, éditeur
La Critique, N° 53, 5 mai 1897.
Titane (1)
Psychiquement, physiquement, M. Albert Pelletier – ce n'est pas étrange – m'évoque souvent comme l'aspect dômal sous des luminosités, de quelque mont seul et trapu, à l'horizon : à des arêtes de granit pourtant adoucies, mais de blocs se liant originellement, et inébranlables... Non sans des sources vertes de printemps, charmantes, des couleurs encore, en mélancolie d'automne. Et des vies partout, à latentes forces.
Abel Pelletier a derrière lui deux petits volumes de vers, deux poèmes très cérébraux, curieux d'idée et d'écriture, et un roman moderne venu avérer une personnalité qui n'a d'autre souci qu'apporter son originale pensée du monde, au moment précis mûr dans la conscience. Pensée, rude parfois, ici précieuse, immanquablement touffue d'images, dont quelques-unes d'abord déconcertantes, - et qui étonne l'anémie ambiante des jeunes de tous âges, et qui décèle un talent et une volonté : avec quoi il est permis de laisser errer le sourire silencieux, tranquille, qu'il a quelquefois...
Abel Pelletier est de ceux qui n'envisageront même pas la possibilité d'écrire un volume qui n'apporterait pas quelque idée, quelque manière de sentir, nouvelles entièrement ou par quelque point ; et cela, tout naturellement, inconsciemment, par une habitude de caractère, par une disposition d'intellect ou le rêve du savant prime de l'artiste la hasardeuse fantaisie... Il est, avant tout, porté à la Synthèse, - et de tels esprits ne se soucieront certes d'utiliser d'inutiles matériaux d'analyse, - étonnés que d'autres prennent pour nécessaire et s'en contentent, ce qu'ils nommeraient déchets.
Je place ici orgueilleusement M. Abel Pelletier. Bien consciemment et vraiment, il ne me semble pas qu'il doive en pâtir devant le lecteur de son drame Titane, le premier d'une Tétralogie qui commence avec la vive maturité d'après la trentaine, sera un patient et pur effort...
Dans les quelques pages de Préface attachées au Drame, M. Pelletier en deux passages résume excellemment, à mon sens, l'âme même de son Esthétique. Après avoir constaté que la réalisation d'une autre morale s'impose, un héroïsme sur quoi se modeler, « où l'idée triomphe des sens, le savoir de l'ignorance, l'égoïsme rationnel de l'égoïsme instinctif », il demande, désirant cette morale le plus élevée possible : « ... Ne faut-il pas, en Belles-Lettres, entourer d'un nimbe plus éclatant, d'une vénération plus compréhensive, plus révélatrice, cette divinité humaine, l'idée ? Ne faudra-t-il la représenter avec les moyens les plus susceptibles de mettre en relief ses qualités, de les intensifier encore ? » Il termine : « Deux choses comptent : le souhait de voir l'humanité grandir, puisque le bonheur vient à proportion de la sérénité ; et le fait d'apporter sa part de travail, si minime soit-elle, à ce grandissement. »
Ainsi donc, nous sommes avertis, pas de personnages épisodiques, inutiles à l'action, au drame qui sera tout entier signifiant : ils valent par l'Idée.
Mais, par leur idée propre. Car, dit encore M. Abel Pelletier : « On doit estimer, d'une façon précise, les pensées, et les traiter rigoureusement selon leur valeur dans la hiérarchie cérébrale, selon le niveau de l'esprit où elles naissent. »
Et Titane est écrit, selon la spiritualité des personnages, en vers, en prose lyrique, en langue ordinaire, brute... Emile Augier, paraît-il, composa une pièce, sa première, en vers de divers mètres selon, aussi, les personnages : M. Pelletier ignorait cet essai – malheureux, et qui ne va plus loin, de souci intellectuel, que le mélange prose et vers du vaudeville...
Or, la conception de M. Abel Pelletier est neuve, logique, et d'un sens très synthétique de Beauté, - qui ordonne ainsi, avec des ressources harmoniques, comme une Symphonie de l'idée exprimée en ses Verbes tels que représentatifs d'états sociaux divers. Un tel art préside au passage l'un vers l'autre des langage adéquats aux personnes, que l'essai ici-même s'affirme : tant, de l'idiome le plus pauvre et inculte aux rythmes les plus mesurés d'âme, aux lyriques sublimités de la passion intellectualisée, tant, sans effort et sans heurts croit et décroît la psychique du Verbe !
Ceci dit, pour éveiller suffisamment l'idée qu'on se trouve en présence d'une oeuvre de nouveauté et de talent, que dire encore ? sinon mon espoir qu'on devinera qu'un compte-rendu est inutile, serait amoindrissant, trahirait.
De simples indications, - Pièce de pensée sociale à travers des grandeurs et des dilemmes de passion fatale, - Un enfant naît, qui sort d'obscures luttes morales, de turpitudes mêlées à des médiocrités. Il sera retrouvé, en les trois drames suivants de la Tétralogie, dans sa jeunesse, dans son âge mûr, sa vieillesse, luttant pour l'amélioration de la Vie. - Ici, par les protagonistes, la Vie est en mensonges, en horreur, - mais de force, de grandeur d'attitudes qui la rendent quand même belle, et féconde...
- Deux critiques seules, pour ce que l'auteur, me semble-t-il, a été entraîné par les images, en deux points. A deux fois, « Pascale » prête à dire son secret, l'Enfant incestueux qu'elle porte en son sein, parle, très hautement d'ailleurs, du « cadavre !».
Et, comme l'action n'a point encore amené la Confession, un doute étrange s'empare de l'esprit, évoquant malgré soi on ne sait quels souvenirs d'Ambigu : vraiment on pourrait croire à une matérialité de « cadavre », quelque crime noir à la terre confié..; Et ce mot-là, pour celui simple de « secret » terrible, reste mauvais.
Aussi, en fin du second Acte, une accumulation d'images, précieuses mais imprécises trop, est cause qu'on ne saisit tout de suite, et peut-être pas, le dessein nouveau de la même Pascale, à l'égard du vieillard à qui elle se donna, par son grand esprit fascinée, - qu'elle hait maintenant qu'elle le voit de ses hauteurs d'âme misérablement chu. Où, d'une sauvage résolution, elle médite de se délivrer des menaces impossibles à délier, tout en sauvant l'avenir de l'Enfant, - ce, en épuisant de luxure le vieillard dément qui la poursuit : l'on croirait presque qu'elle recourra au poison... Donc ici encore, et ça et là si l'on voulait être trop sévère, petits inconvénients de métaphores... A prendre garde.
Ce livre lu, qui le doit être nécessairement, de tous ceux qui aiment la réussite d'un bel effort, - l'on trouvera, il me semble, que M. Abel Pelletier n'a pas trop présumé, disant en sa Préface : « ... Pour l'auteur il lui suffirait d'avoir un peu réalisé ce Voeu d'un aïeul qui eut souvent du génie : « Aérons les âmes. »
René Ghil.
(1) E. Girard, éditeur.
La Critique, N° 54, 20 mai 1897.
Lire :
Marcel Batilliat : Chair mystique. Présentation et annexes par Jean de Palaccio. Nouvelles éditions Séguier, Bibliothèque Décadente, 1995, 244 p.
René Ghil : Le vœu de vivre, et autres poèmes choisis par Jean-Pierre Bobillot, avec CD (lecture par R. Ghil en 1913), PU Rennes, 2004. / De la poésie scientifique et autres écrits. Textes choisis, présentés et annotés par Jean-Pierre Bobillot, Grenoble, Ellug, 2008.
Abel Pelletier sur Livrenblog : Abel Pelletier un peu moins inconnu
Voir la réponse de Ghil à l'enquête sur la poésie et les poètes de la revue Le Beffroi. Extrait de lettres de Ghil à Albert Lantoine.