Pour commencer, du classique, les « projections d’entrée dans la cinéphilie », celles dont on sort de la salle, tourneboulé par la rencontre avec un style, une écriture qui décuple notre amour du cinéma (et enmême temps, ce qui est encore plus beau dans ces rencontres fondatrices, c’est qu’on ne le formule pas, ce type de révélation, en tous cas pas aussi lourdement). De ma prime jeunesse, je peux citer Mon oncle de Tati (Paris, 1981 ou 1982), puis quelques années plus tard, Thérèse d’Alain Cavalier (UGC Montparnasse, mars 1987), La party de Blake Edwards (Cinémathèque de Chaillot, mars 1987), Barry Lyndonde Kubrick (Studio des Ursulines, septembre 1987) ou Annie Hall (Action Christine, 1987 ou 1988).
Les « projections d’un film impossible à voir mais dont on entend parler depuis des années » sont parfois redoutées, tant elles créent une attente qui au final, ne peut que décevoir. Mais parfois, le film est encore meilleur, plus fort, plus puissant que les hypothèses les plus optimistes. Et là, c’est l’extase ! Et quand en plus, ça dure six heures, et même un peu plus ! C'estLa maison des bois de Pialat enfin découvert au Festival de La Rochelle en juillet 2005.
Variante plus sophistiquée, limite perverse : "le film dont on sait tout, qu'on a même déjà vu, dont on pressent sa nullité et non, en fait, il est vraiment très bien". Là dedans, je ne vois qu'une projection tout à fait singulière, avec un curieux mélange de familiarité et de surprise totale, celle de la revoyure et ré-évaluation (après une grosse déception initiale à Cannes) du Boulevard de la mort de Tarantino (2007), mais il est vrai que j'étais entouré d'une bande de filles presque aussi coriaces que celles du film.
Les « projectionsd’un film dont on ne sait rien, signé par un inconnu et qui cache une pépite ». Dans mon panthéon, deux souvenirs saillants : le revigorant Taste of tea (loupé à Cannes, mais vu en avant-première au festival Cinémasie en novembre 2004) et la fort élégante et enlevée Visite de la fanfare d’Eran Kolirin (Cannes 2007), renforcée par le fait que je ne savais vraiment rien du film.
Les « projections suivies d’une rencontre avec le réalisateur ». La découverte d’Empty Quarter, une femme en Afrique de Depardon (Ciné club de la Fémis, printemps 2002 ou 2003) et puis difficile de ne pas citer Straub et Huillet après Amerika, rapport de classes (Espace Saint-Michel 1998 ou 1999), même si paradoxalement, ce n’est pas leur film qui m’est resté le mieux accroché à ma mémoire.
Les « projections où on voit autre chose qu’un film » : La mini-rétrospective des clips de Michel Gondry (avant que ne sortent les DVD ) en janvier 2002 au Forum des Images. Entre autres délices, la découverte en exclusivité mondiale et sur grand écran de :
Fell in a love with a girl, voilà un enchaînement parfait pour...
Les « projections liées à un souvenir sentimental ». Bon alors, déjà, un regret ou aveu (appelez ça comme vous voulez) : je n’ai jamais invité sciemment une jeune fille à un film d’épouvante (ou à la 3492e projection de Psychose à l'Action Christine) dans le secret espoir qu’à la première scène de frisson, elle se blottisse dans mes bras. Cela dit, il n’est jamais trop tard pour commencer. Et tant qu’on y est, je n’ai même jamais roulé une pelle dans une salle de cinéma (peur de louper quelque chose de trop important à l’écran ? puritanisme foncier ?). Pour cette même raison, je garde en mémoire la déconvenue de la deuxième heure de la projection d’Eve de Mankiewicz (Action Christine 1988) pas tant pour le film, mais pour les premiers baisers sur les fauteuils voisins entre S. et O. avec la désagréable impression de tenir la chandelle. Pour ne pas rester sur les frustrations, si je devais quand même retenir deux projections presque comme au drive-in : Punch drunk love de Paul Thomas Anderson (dans le pouilleux et défunt Cinoches, chaînon manquant entre la salle et l'écran plat, printemps 2003) et Kill Bill, volume 1 de Tarantino (dans le classieux Ritzy Brixton à Londres,novembre 2003).
Les « projections dans des lieux qui ne sont pas des salles de cinéma » : fier souvenir personnel d’avoir transformé en décembre 1991 l’amphi de l’Ecole d’Architecture en « cinéma permanent » pour passer Le roi et l’oiseau en boucle durant toute une nuit, celle de la fête de l'école. Triple émotion : changer le lieu de cours, redécouvrir le film vu seulement une fois alors que je devais avoir six ou sept ans, et penser à interrompre sa danse ou sa discussion au bar, toutes les 20 ou 30 minutes pour assurer les changements de bobines 16 mm . Evidemment au bout d’un moment, les bobines n’étaient plus dans l’ordre, mais peu importe, tant qu'il y avait des images. "Whathever works" nous disait déjà le projecteur.
Sinon, au chapitre plein air estival, souvenir assez ému de la revoyure (pourtant crainte) de Mauvais sang au Parc Montsouris (été 2005 ou 2006) et la projection de 2001 au Ciné en plein air du parc de la Villette qui paraissait parfois déborder de l’écran quand quelques avions passaient au loin et semblaient vouloir s’inviter aux chorégraphies des vaisseaux spatiaux.
Enfin, éternel regret, étant né l’année des présentations cannoises de La maman et la putain et de La grande bouffe, celui de n’avoir pas vraiment assisté à une « projection bataille d’Hernani », mais même à Cannes depuis l’Avventura, c’est plus ce que c’était. Et même si l’expérience ne devait pas être des plus agréables, j’aurais beaucoup donné pour assister aux présentations dans le théâtre Lumière de Crash (Cronenberg 1996) ou Brown bunny (Vincent Gallo 2003), deux films chers à mon cœur et ayant d'ailleurs retiré une certaine aura de la belle bronca qui les a salué. Certes, à mon «palmarès festivalier », j’ai bien assisté à quelques chahuts durant ou après Tropical malady (Apichatpong 2004), ou Kinatay (Mendoza) et Enter the void (Noé) cette année, mais rien de bien méchant.
Bon, après tout ça, ne me reste plus qu’à assister à la projection qui cumule tous les critères : « la projection, dans un lieu autre qu’une salle de cinéma, d’un film dont on ne sait rien qui se révèle une pépite, nouveau jalon de ma cinéphilie, à ce point qu’on se demande même si ce que nous venons de voir n’est pas autre chose qu’un film, la preuve c’est qu’il déclenche une bataille d’Hernani, mais ça tombe bien, pendant que le réalisateur rencontrera le public à l’issue de la projection, j’aurais eu le temps de prendre la main voire de frôler les lèvres de la personne qui m’accompagnait ».
Le jour où j’aurais assisté à ça, est-ce que ce sera tellement beau que je m’arrêterais de m’enfiler des films ?