Corrigeons aussi le portrait de Marie : elle avait de la distinction, elle lisait beaucoup, mais son esprit n’était pas exceptionnel. Néanmoins, elle a fait des progrès inouïs dans son éducation, en peu de mois. Elle a connu la misère noire. Les différents endroits où Alphonsine a travaillé, à Exmes, Gacé et à Paris sont synonymes d’exploitation et de conditions de travail épouvantables. A Paris, trimant quinze heures par jour, mal nourrie (les grisettes devaient choisir : s’habiller correctement ou manger), dormant dans des galetas hideux, s’adonnant à la prostitution pour survivre, elle a contracté la tuberculose dans ces conditions dantesques. Elle a réussi à s’extraire de sa condition, mais il était trop tard.
Ce qui est sûr, c’est qu’elle s’y entendait pour gouverner les hommes. Elle les voyait venir de loin, avec leurs gros sabots. Elle en avait connu d’autres... Lorsqu’Armand/Alexandre lui avoue son amour, elle sourit : «Vous êtes donc bien riche…». Elle touche juste. Dumas fils tire le diable par la queue. S’il mène grand train grâce à la notoriété de son père, il ne possède pas les confortables revenus qui vont avec. Grand, beau, élégant, fils d’une célébrité, il se laisse vivre, joue, boit, fréquente le beau monde, mais ne paie jamais son tailleur.
Dumas fils est le fruit des amours entre l’immense Alexandre Dumas, écrivain prolixe, gros mangeur et amateur de jolies femmes, et de sa voisine de palier, la couturière Laure Labay. D'abord considéré comme de père et de mère inconnus, il sera reconnu par ses parents en 1831 et ceux-ci vont batailler ensuite pour s’en attribuer la garde, finalement accordée au père. La désorganisation de la famille sera un des thèmes récurrents de ses livres. Ses études se passent dans des pensions où on le traite d’enfant de putain du matin au soir... Très tôt, il commence une vie de bohème, tout en écrivant des poèmes, des pièces, des nouvelles, qu’il signe “Alexandre Dumas”. Ce qui enchante moyennement son père.
Après l’épisode –romancé- raconté dans le précédent épisode, il devient l’amant de cœur de Marie Duplessis : elle lui trouve son petit nom (Adet, pour “AD”), le reçoit, le cajole. Elle regarde d’un œil amusé ce jeune amant qui se met en tête de la sortir du péché. Déjà à cette époque, elle se sait condamnée. Lui, qui ne comprend pas grand-chose, fait la tête pour désapprouver sa frivolité. On en a un aperçu dans le livre :
- Sommes-nous toujours maussade? me dit-elle.
- Non, c'est fini, répondit Prudence, je lui ai fait de la morale, et il a promis d'être sage.
- A la bonne heure!
Même si elle se méfie de ses déclarations passionnées («Si peu de temps que j’aie à vivre, je vivrais plus longtemps que vous ne m’aimerez»), leur relation est passionnée. Ils sortent ensemble, hantent les endroits à la mode, marchent le soir aux Champs-Elysées. Parfois, elle se met au piano, et il l’écoute, transporté. Il reste chez elle plus longtemps que d’autres, un véritable privilège : «Un matin, je m’en allais à huit heures. Et il arriva un jour que je ne m’en allai qu’à midi». A d’autres moments, elle laisse transparaître son mal de vivre : «Pelotonnée dans un peignoir, elle vient auprès d’Armand s’accroupir sur son tapis, devant le feu, et regarder le feu d’un air triste.»
La passion ne dure pas. Il lui reproche sa conduite. L’une des rares lettres conservées de Marie à Dumas fils montre la patience qu’elle manifeste en ces moments-là :
Cher Adet
Pourquoi ne m’as tu pas donné de tes nouvelles et pourquoi ne me parles-tu pas franchement ? Je crois que tu devrais me traiter comme une amie. J’espère donc un mot de toi et je te baise bien tendrement comme une maîtresse ou comme une amie, à ton choix. Dans tous les cas, je te serai toujours dévouée.
Marie
Mais comme il est toujours fauché comme les blés, elle retourne auprès du vieux Stackelberg. Vexé comme un pou, il le prend de haut. Nouveau dialogue extrait du livre. «Je vous trouve charmant de faire le susceptible! Vous avez la plus agréable maîtresse de Paris! Elle vous reçoit dans un appartement magnifique, elle est couverte de diamants, elle ne vous coûtera pas un sou, si vous le voulez, et vous n'êtes pas content. Que diable! Vous en demandez trop. Mais comment voudriez-vous que les femmes entretenues de Paris fissent pour soutenir le train qu'elles mènent, si elles n'avaient pas trois ou quatre amants à la fois? »
Dumas fils fait sa tête de mule. Il veut tester les sentiments de la jeune femme, et lui envoie une lettre de rupture grandiloquente, datée du 30 août 1845 (ils se connaissent depuis un an, tout juste).Ma chère Marie
Je ne suis pas assez riche pour vous aimer comme je le voudrais ni assez pauvre pour être aimé comme vous le voudriez.
Oublions donc, tous deux - vous, un nom qui doit vous être à peu près indifférent, moi un bonheur qui me devient impossible.
Il est inutile de vous dire combien je suis triste, puisque que vous savez déjà combien je vous aime. Adieu donc. Vous avez trop de cœur pour ne pas comprendre la cause de ma lettre et trop d’esprit pour ne pas me pardonner.
Mille souvenirs
A.D.
Marguerite/Marie ne répond pas, ce qui le met sur des charbons ardents, car il se trouve tout bête avec sa lettre de rupture. Quand, enfin, il obtient par Clémence la réaction de Marie, il apprend qu’il se fait gentiment envoyer sur autre chose que des camélias : «C’est le genre de lettre qu’on pense, mais qu’on écrit pas !» Puis il part en voyage à la poursuite d’une princesse russe Lydie Nesselrode, qui se paie carrément sa tête. Il devient ensuite l’amant de la princesse Naryschkine, qu’il épousera plus tard, lorsqu’elle sera veuve. Entre temps, Marie Duplessis s’est marié sur un coup de tête avec Perregaux, en Angleterre. Ce mariage compte évidemment pour du beurre, mais lui donne le titre de Comtesse Du Plessis. Puis elle reprend le tourbillon des fêtes et des liaisons pour oublier l’ennui et la maladie. C’est au théâtre de l’Ambigu qu’elle rencontre Franz Listz, musicien auréolé de gloire, beau comme un dieu, qui fait chavirer tous les cœurs féminins. Il la traitera avec passion et générosité. A l’orée de la vieillesse, Listz en parlait encore avec émotion : «Celle-là était une exception. Elle avait beaucoup de cœur, un entrain tout à fait idéal et je prétends qu’elle était unique dans son espèce»
Puis la situation se dégrade : les médecins succèdent aux créanciers dans l‘antichambre de son appartement. Les cures à Spa ou Baden ne soignent ni sa phtisie, ni son vague à l’âme. A l’automne 1846, elle promène encore sa silhouette fragile dans les fêtes parisiennes, mais on se pousse du coude pour remarquer son teint pâle, ses cernes, ses lèvres blanches.
«L’idéale blancheur de son teint d’était fondue comme une neige au feu de la fièvre, raconte Paul de Saint-Victor. Les morbides rougeurs de l’épuisement rongeaient par place sa joue amaigrie ; ses grands yeux noirs éteints et cernés se consumaient lentement sous leurs paupières. »
En novembre 1846, on lui prescrit des remèdes de bonne femme : «Boissons rafraichissantes, lait d’ânesse édulcoré avec le sirop de capillaire, sirop de Karabé, fumigations d’infusion de fleurs de coquelicot, frictions au creux de l’aisselle, lavements à la quinine, potions calmantes, régime de viandes grillés, de poissons légers, d’œufs, de légumes, au bouillon de pain très levé et rassis (…) Sortir quand la température est clémente, parler peu, se coucher sur du crin…»
Elle met ses bijoux en gage pour couvrir les dettes les plus criardes. Elle négocie quand la pression devient trop forte. Henri Lumière, un avocat, qui vient réclamer ses honoraires, assure qu’elle l’a reçu «vêtue d’un peignoir de cachemire blanc, doublé et rehaussé de soie bleue, toussant derrière une main diaphane et brûlante de fièvre». Et elle obtient un délai… Mais les autres créanciers se font une plus méchante raison. Théophile Gautier affirme que la vision de la malade leur donnait l’espoir d’être payé rapidement… après la vente de succession.
(A suivre)
Illustrations : Alexandre Dumas/Deveria. 1829, DR, Viset
Sources : Une courtisane romantique/Johannès Gros, La Dame aux camélias/Alexandre Dumas, Vandam,
Albert Dresden/Un anglais à Paris.
Episode 1