Des cris, des coups, des keufs
"Me voilà bien. J'ai une tumeur dans la fesse. Comme une orange en béton qui m'a poussé hier, ouille. Au moins, ça s'est substitué à la douleur du lumbago. Le hic, c'est que ce n'est pas tout à fait symétrique avec l'autre fesse, elle plutôt ramollo.C'était hier après-midi. J'étais fin prête pour la chimio qui commence aujourd'hui. J'allais retrouver mon amie Victoria pour papoter et voir une expo de photos.On frappe à ma porte. Pas Victoria. C'est Henri, un habitant de l'immeuble, visiblement bourré, comme parfois (je suis gentille, pour ne pas dire souvent). Architecte de formation, il est à la masse, imprévisible, en raison de son alcoolisme. A jeun, il peut être charmant et intéressant.Or, pendant mon absence corse, il a fracturé la porte d'un local «partie commune», inexploité, où mon voisin Sébastien et moi entreposons notre bazar, étant les seuls de l'immeuble à ne pas disposer de cave. En rentrant à la maison mercredi dernier, j'avais vu le travail: serrure fracassée, chambranle éclaté, chamboulement maximal à l'intérieur, mot vengeur et anonyme affiché. Reconnaissant l'écriture, j'ai soupçonné ce zinzin d'Henri, sans preuve formelle. Je suis allée sonner chez lui. En vain.Hier matin, disposant d'un peu de temps, j'ai donc alerté le conseil syndical, rédigé et apposé une affichette, rappelant que ce local était effectivement partie commune mais que chacun pouvait en disposer, il suffisait de demander. D'ailleurs Mme D., bientôt en dialyse à domicile, allait y entreposer à la rentrée des poches de liquide.Donc le charmant Henri frappe à ma porte. A l'évidence, il a lu l'affichette fraîchement posée. Première question de ma part :
—«C'est vous qui avez fracturé le local ?»
— «Oui, c'est moi, connasse, enculée, pute, c'est partie commune…»
Là, j'ai eu la présence d'esprit, quand le mot «pute» a commencé à tourner en boucle, de téléphoner à mon voisin Sébastien pour qu'il suive l'échange en direct et constitue un témoin auditif (je ne sais pas me servir de la vidéo de mon portable). Sébastien a donc suivi. Il a entendu la baffe que l'autre m'a mise, après que j'ai réussi à en esquiver une première. Je vous fais grâce des détails, assez croquignolesques. Allez juste: quand il m'a filé la gifle, maousse, il faisait tant de moulinets qu'il a laissé tomber son trousseau de clés puis il s'est barré en ouvrant une porte qui donne sur le porche.
J'ai donc ramassé ses clés, tout en rigolant à voix basse «il est tellement bourré qu'il ne sait pas qu'il a paumé ses clés».
Au bout de dix minutes, l'entendant faire les cent pas sous le porche, sans doute à la recherche de son trousseau, j'ai eu la bonté d'ouvrir la porte donnant sur le porche et de lui dire «Elles sont là, vos clés!». Je n'ai pas dit «connard», mais je l'ai pensé très très fort.
Vu qu'il m'avait cognée, je ne les lui ai pas remises, je les ai jetées à ses pieds. Et là, il a re-peté les plombs, il s'est engouffré chez moi, m'a foutu une détente du droit pour me faire tomber, juste sur une sorte d'estrade en béton qui longe la partie cuisine. Toujours le téléphone en main, je me suis dit «gaffe à la tête, gaffe au rebord», j'ai réussi à amortir la chute du bras droit et à prendre tout le poids de la chute sur la moitié de la fesse droite. D'où la tumeur.
J'ai repoussé mon charmant visiteur et me suis barricadée, tandis qu'il tambourinait sur ma porte. A noter que notre caressant pochtron sait que j'ai un cancer.Compte-tenu des coups portés, j'ai appelé le 17 pour savoir où déposer plainte un dimanche. Et là, à l'écoute de mon récit, les flics ont souhaité envoyer police-secours pour cueillir le loustic. Ce n'était pas mon objectif, mais tant pis. Henri ne cessait pas de faire des aller-retour devant ma porte, je voyais à travers le judas. Et moi qui ne suis pas trouillarde, je commençais à être moyennement rassurée.
Mon amie Victoria arrive, puis trois flics envoyés par le 17. Je leur explique la situation et voilà notre Henri qui redescend pour zoner devant ma porte. Ai pas pu m'empêcher de lui lancer :
— «Vous tombez bien, vous avez un comité d'accueil…»Sa ritournelle «pute» a repris de plus belle, ainsi qu'un net titubage, ce qui lui a valu une paire de menottes illico. Puis les keufs l'ont mis dans leur fourgonnette. Et m'ont proposé de me conduire au commissariat pour le dépôt de plainte. Assez futés, les flics ont réclamé un véhicule supplémentaire, pensant qu'il ne serait pas très malin de me transporter en compagnie du si avenant Henri. Celui-ci hurlait: «Vous allez me passer à tabac !!!» Une des fliquettes, très drôle : «Pas tout de suite, dans l'intimité.»Il a été placé en garde à vue et en cellule de dégrisement.
J'ai pu déposer plainte auprès d'un jeune officier de police judiciaire, surchargé de boulot. Il se préparait à auditionner une mineure roumaine de 12 ans prise en flagrant délit de vol à la gare du Nord. Tout un binz d'organisation: préparation du PV, interprète, caméra et micro pour enregistrer la séance.
J'ai d'abord poireauté dans son bureau près d'une heure, à constater le foutoir, la tristesse des locaux, il ne trouvait pas les DVD à graver pour l'audition de la mineure, ils auraient besoin d'un coup de main, les keufs, pour le ménage et l'organisation (je vais postuler, c'est sûr, disons entre chaque chimio). Là, j'ai osé un petit mensonge: «J'ai un cancer et une chimiothérapie qui commence demain, je dois prendre une prémédication à 18 heures (en fait, c'était à une heure du matin), vous croyez que ce sera possible !»Il a râloté puis au bout de dix minutes: «Bon, je vais prendre votre plainte.»
Ai expliqué les faits, que c'était le premier dépôt de plainte de ma vie, s'il ne s'était agi que d'insultes, je ne serais pas venue, mais là il y avait des coups, je ne pouvais pas laisser passer sans rien faire. D'autant que si j'avais été capable d'y faire face sans trop de dégâts aujourd'hui, ce ne serait peut-être pas le cas à l'avenir, avec l'affaiblissement induit par la chimio.
Le flic, Fabien de son petit nom, m'a proposé de me faire conduire aux Urgences médico-judiciaires pour constater l'état de ma fesse. Je lui ai répondu que ce n'était pas indispensable : bloquer trois policiers, faire le pied de grue trois heures à l'Hôtel-Dieu, pour constater un pauvre hématome, me voir gratifier d'une demi-journée d'ITT alors que que suis en arrêt-maladie et en affection longue-durée, on pouvait s'en dispenser, non ? Il a opiné, visiblement soulagé.
J'ai insisté pour que figure sur le PV que ce fou d'Henri était avant tout malade. Mon seul souci, c'est que je connais mal les réactions des alcoolos: est-ce que son passage chez les keufs va lui servir de leçon ? Me demande. J'espère.Le Fabien m'a informée d'une confrontation prochaine. Peut-être dès ce soir. Normalement, avec les tonnes de cortisone dont je suis bourrée aujourd'hui, ça devrait être possible.De toute façon, mon voisin Sébastien, qui n'a pas froid aux yeux et qui rentre de vacances mercredi, m'a annoncé qu'il prendrait aussitôt le poivrot pas rigolo entre quatre yeux.C'était donc l'opération «détente», telle que vous l'aviez préconisée. Vous voyez, j'obéis.Le canapé vient d'être livré. C'est chanmé. Timing respecté. Et c'est l'heure de poser le patch anesthésiant à l'endroit où l'on piquera dans deux heures, au-dessus du porte-cathéter.
Ayant rangé hier l'armoire à pharmacie, j'ai retrouvé trois patchs Emla datant de K1, certes périmés (mai 2008). Ne hurlez pas, on ne se refait pas, j'aime pas gâcher, je viens d'en mettre un, je suis sûre qu'il anesthésie encore. Rassurez-vous, si ça avait été à ingérer, là, j'aurais gâché.De toute façon, je ne suis pas très douillette… Vaut mieux, dans un sens, avec ce qui m'attend."
Rédigé le 03/08/2009 à 11h22 |
-une tranche de vie - trouvée sur le blog de: K-histoires de crabes-journal d'une nouvelle aventure cancérologique, par MDA