Nous sommes rentrés exténués de notre marche de la veille. Aujourd’hui, nous décidons de nous limiter à huit ou neuf heures de marche. Nous espérons loger dans un refuge au sommet de la montagne. Nous prenons cette fois le sentier qui passe par le temple de Yungu, qui semble un peu plus emprunté que celui de la veille. Aujourd’hui, le soleil éclaire avec ardeur les montagnes endormies. Les vents parfumés ont emporté le plafond de brumes vers des vallées lointaines. Les rayons rouges et jaunes caressent les falaises de granite avec indolence. Ils ne frappent pas la paroi. Ils se posent avec douceur et fusionnent avec la roche pour lui donner ses tons ocre. Arrivés au premier pic, une vue majestueuse s’offre à nous. Nos regards portent jusqu’aux confins des horizons mystérieux.
- Regarder l’horizon, c’est regarder loin, mais c’est aussi regarder quelque chose de faux. Me dit Fabrice en se couvrant les yeux de la morsure du Soleil.
- Sans doute, mais l’espoir et les illusions sont tout ce qui reste à l’humanité.
Ce paysage de moyennes montagnes me plait beaucoup. Il me rappelle l’Auvergne en plus dentelé. Le regard et les pensées peuvent se poser sur les espaces les plus lointains. Au printemps, quand le ciel est dégagé on raconte que l’on peut voir la Chine du Pakistan. Les Montagnes Jaunes sont bien loin de la frontière mais quand je plonge mes pensées dans ses gouffres amers, il me semble apercevoir les vallées du Groenland et les sommets Andins.
Nous arrivons au sommet en début d’après-midi. Nous mangeons un frugal encas avant de repartir sur le chemin des crêtes (huit nems, deux canards laqués, un poisson lune et neuf rouleaux de riz gluant fourrés avec du porc au caramel). Après quatre heures de marches, nous arrivons enfin au refuge que j’avais repéré la veille. En montagne, le temps change vite et de lourds nuages noirs se sont rassemblés dans le ciel. Quand nous sommes entrés dans le refuge, tous les occupants ont tourné la tête dans notre direction. Ils avaient tous des mines incroyables, des voyageurs errants aux habits fatigués, des moines émaciés en pèlerinage et des paysans aux visages parcheminés. On se serait cru dans un film de Kurosawa, « Après la pluie » (Ame Agaru). Il ne manquait à ce tableau que la pluie et quelques samouraïs sans maître. Les hommes étaient assis par terre. Ils parlaient fort et riaient autour d’un pichet d’alcool de riz en se tapant dans le dos. Après un moment de silence, l’un d’eux sorti une petite cymbale et demanda s’il y avait d’autres volontaires pour mettre de la musique. Saisissant l’occasion au vol, je proposais de mettre à leur service l’immense discothèque embarquée dans mon Ipod. Avant qu’ils ne purent répondre (de toute façon, aucun d’eux ne comprenait le français), j’avais branché mes enceintes sur l’unique prise du refuge. La minute suivante, ils étaient tous en train d’écouter Paco Ibanez à l’Olympia en 1961. La bonne humeur envahit l’atmosphère. Un vieux mandchou, reconnaissable à sa natte, se mit à chanter « A galopar » accompagné de Fabrice qui avait hérité des cymbales.