Les trois auteurs sont : Honoré de Balzac, Charles-Albert Cingria et William Faulkner, dont Pierre Michon parle aussi dans Corps du Roi. Vous l'aurez remarqué d'emblée : deux monuments de la littérature entourent ici un écrivain, suisse, beaucoup moins connu - auquel Pierre Bergounioux a d'ailleurs consacré un texte publié chez Fata Morgana en 2005 -.
C'est l'auteur de la Comédie humaine qui entre en scène. Avant de lire ce texte, peut-être est-il nécessaire d'avoir à l'esprit une phrase prononcée par Pierre Michon dans Le Roi vient quand il veut à propos des personnages de Balzac, procédé latéral, encore une fois, qui permet de parler de la personnalité de ce dernier.
« Tous les écrivains de Balzac, tous en fait, sont des blocs d'énergie de la bourgeoisie de province, qui viennent chargés à mort, à vingt ans, avec une ambition littéraire très forte, et qui, très rapidement, dilapident leur énergie dans, pour beaucoup, la débauche, pour d'autres, le journalisme (c'est-à-dire l'égalité de tous pour les livres, et donc leur annulation réciproque), et pour tous, le goût de coucher avec une femme titrée. »
En tant que lecteur, je trouve nécessaire cette auscultation très factuelle - un peu à la manière d'un chirurgien - que j'assimile à une mise en garde. En choisissant de contourner « l'obstacle » Pierre Michon nous signifie qu'il faut se méfier des statues du Commandeur. Balzac est certes un « roi » dans la littérature mais un roi qui a donné vie à des individus ambitieux, avides de reconnaissance sociale donc soucieux de gravir les échelons pour mériter leur place au sein de la bourgeoisie, la classe des possédants, de l'apparence - « Un livre n'est qu'apparence, une chose à montrer » dit le narrateur de Trois Auteurs -.
Et Pierre Michon de poursuivre la moquerie – peut-être est-elle proportionnelle à sa déception – quand il dresse un parallèle – que je trouve féroce – entre un distributeur d'argent du Crédit Agricole et son « collègue » écrivain :
« il est vrai que j'y prends parfois de l'argent, et on devrait penser à Balzac toutes les fois qu'on prend de l'argent. »
Mais réduire Pierre Michon à un auteur qui aime user de raccourcis pour frapper l'attention de son lecteur serait malhonnête. Car Balzac n'est pas que cela aux yeux de l'auteur. C'est aussi quelqu'un qui s'inscrit dans la postérité :
« Balzac parle comme ma grand-mère Élise, ils disent ensemble les archaïsmes XVIIè qui sont restés dans les cambrousses jusqu'au temps des tracteurs. On y trouve par exemple le mot chanteau, le chanteau d'un pain de douze livres. Je crois même me souvenir que mon arrière-grand-tante, Catherine Pallade, alias Minnie, disparue dans ma petite enfance et dont je garde la silhouette noire marchant courbée entre des genêts blonds comme l'évangéliste, que cette femme donc disait ce que Coralie dit de Lucien : il est frisé comme un saint Jean de procession. Tous ces gens sont morts, Élise, Minnie et Balzac. Mais Balzac est plus vivant, puisque c'est lui qui me fait signe, c'est lui qui me rappelle les autres mortes. »
Plus vivant que jamais semble également William Faulkner aux yeux de Pierre Michon. L'auteur nous dit le choc de sa « rencontre » avec l'écrivain américain. J'aime beaucoup ce témoignage d'infinie gratitude qui ne passe pas que par l'intellect.
« J'avais plus de trente ans. Je n'avais pas écrit une ligne. J'ai lu par hasard Absalon ! Absalon ! Alors réédité en poche : j'y ai trouvé dès les premières pages un père ou un frère, quelque chose comme le père du texte. (...) j'avais la clef pour mes petites histoires, elle était là, dans cet impeccable pavé, cette impeccable coulée où, plus que dans Moby Dick, plus que dans La Recherche, c'est la littérature elle-même qui parle, la grosse voix d'outre-tombe par laquelle ce monde-ci apparaît dans sa terrible vie, son immense joie en larmes. J'aurais pu dire comme Rimbaud : « Te voilà : c'est ta force ». Je crois que je n'en avais pas fini la lecture quand j'ai commencé Les vies minuscules, dans un sentiment de délivrance et de joie inexprimables. J'en ai gardé pour Faulkner une gratitude sans bornes, une admiration et une affection jamais remplacées. Il est le père de tout ce que j'ai écrit. »
Ces lignes prouvent à l'évidence que les mots accompagnent parfaitement l'intensité des sentiments les plus simples, n'en déplaise à ceux qui voient en Pierre Michon un être cérébral, compliqué .
L'auteur y revient d'ailleurs dans Le Roi vient quand il veut :
« C’est bizarre cette histoire de langue, le bien –écrire, les pointes d’aiguilles… Toute cette louche étiquette de styliste qu’on veut me faire endosser, qu’on me le reproche ou qu’on m’en félicite, je ne me reconnais pas trop là-dedans. C’est peut-être par hasard que j’ai pris cette façon-là, cette main à plume précisément et pas une autre, c’est très circonstancié au départ, et maintenant je ne peux plus m’en débarrasser. »
Donc, oui, le style Michon est singulier. Ce qui devrait rassurer l'auteur. Pourtant, et c'est ce que l'on retrouve aussi dans ce livre, l'écrivain semble en douter. D'où la nécessité de se trouver une parenté littéraire.
Tout cela fait dire à Ivan Farron dans Pierre Michon : naissance et renaissance :
« Pierre Michon demande aux grands auteurs de lui fournir un passe-droit. Mais cette poétique est d'abord une esthétique du sublime où le petit a tendance à minimiser son talent, à exagérer l'ombre que lui fait le grand. Impossibles rencontres de nains et de géants, ou de géants observés par un nain, même s'il arrive parfois que des géants eux-mêmes soient terrorisés et renversent leur effroi en écriture, ce qui en fait des modèles possibles, des grands frères en littérature qu'on appellera pères du texte par politesse. »