Pendant dix ans ,art and agency , d’alfred gell, livre difficile et hors des sentiers battus de l’esthétique commune, défia et décourageale monde de l'édition francophone ; l'on ne peut doncque se féliciter qu'il soit publié parun petit éditeur, Les Presses du réel,dans la collection fabula.
« Si vous arriviez dans une tribu dont vous ne connaîtriez pas du tout le langage et que vous vouliez savoir quels mots correspondent à nos “beau”, “bon”, etc., où est-ce que vous iriez chercher ? […] Nous ne partons pas de certains mots, mais de certaines circonstances ou activités » (Wittgenstein). .
Pour alfred gell comme pour Wittgenstein, le beau, n’existe pas en soi –mais se manifeste dans un champ de relations ; L’esthétique ne constitue donc pas un domaine séparé de la connaissance. Si l’auteur d’art and agency s’écarte des voies habituellement suivies par l’histoire et l’anthropologie de l’art, qui s’intéressent aux spécificités esthétiques d’une période ou d’une culture , c’est que pour luile développement d’une telle anthropologie a été freiné par l’attitude de dévotion que nous vouons aux objets d’art.
Gell s'attaque à la pertinence même du critère de beauté.
Il va donc au-delà des approches plus traditionnelles de l'art et des controverses usuelles des anthropologues concernant l'art ethnographique (terme qu’il préfère à celui de « premier » ou « tribal »). Ces querelles sont menées par deux camps bien définis. Dans l'un, on trouve principalement des conservateurs de musée et des marchands, mais aussi quelques anthropologues qui veulent que l'on apprécie les objets des cultures non occidentales selon des critères universels de beauté.Ce n’est pas l’histoire de l’œuvre qui fait le chef-d’œuvre […] Ainsi pourquoi recourir aux béquilles de l’ethnographie, à celles du primitivisme ou aux a priori de la pensée “étiqueteuse”, source de confusions?... Il n’y a pas de preuves en art » écrivait jacques kerchache Cette attitude implique que, pour les apprécier, celui qui les regarde n'a besoin de rien savoir des gens qui ont produit ces objets. Seule compterait l’émotion esthétique et l’œil du connaisseur et du marchand. Dans le camp opposé est rassemblée la majorité des anthropologues qui soutient que, que le spectateur puisse se faire une opinion sur l'esthétique, il a besoin de connaître le contexte des objets et de comprendre les critères de beauté de ceux qui les ont produits. Gell renvoie dos à dos ces protagonistesqui en restent selon lui à la question traditionnelle «Qu'est-ce qui est beau pour les x ou les y? ».
Gell soutient que l'esthétique ne saurait être la base d'une théorie générale applicable aux objets d'art. Une telle théorie doit fonctionner dans tous les cas et a besoin, pour cela, d'être ancrée dans les traits qui caractérisent les membres de l'espèce Homo sapiens. Pourquoi, depuis les temps les plus reculés, les hommes ont-ils produit des objets qui nous semblent artistiques et que nous considérons, ici et maintenant, comme «beaux», demande-t-il? Non parce qu'ils recherchaient la beauté (de quelque sorte qu'elle soit), des tas de gens ne s'intéressant pas à cette idée. Néanmoins, il est clair que des objets non utilitaires nous ont toujours fascinés et possèdent un pouvoir certain. Comment l'expliquer?
Gell propose alors de considérer l’art comme un élément de la technologie (c’est d’ailleurs l’étymologie du mot): la peinture, la sculpture, la musique, la poésie, etc., seraient les composantes d’un vaste système technique, essentiel à la reproduction des sociétés humaines. Son idée est la suivante : les processus techniques ont le pouvoir de nous fasciner et nous donnent la possibilité de voir le monde sous une forme enchantée. L’efficacité de l’objet d’art relèverait ainsi d’une technologie de l’enchantement ; l’artiste serait un technicien occulte, parent du magicien. Quant à l’œuvre,elle est donc semblable aux totems doués de pouvoirs magiques qu'étudie l'anthropologie classique. C'est un « objet disséminé » dans lequel nous voyons finalement l'empreinte de tous les agents qui y ont investi une intention artistique. L’art, une entreprise de captivations sans fin !….
Ce qui a été appelé objet d’art, possède une force ou un pouvoir de fascination parce que nous considérons ces objets comme des indicateurs de ce qu’il y avait dans l’esprit des personnes qui les ont, à différents degrés, fabriqués ou utilisés. Ainsi La Joconde nous permet-elle d’appréhender tout à la fois l’intention du peintre de produire un bel objet qui impressionnera des personnes spécifiques, celle de la femme elle-même de séduire ou de se moquer, celle de cette femme d’être représentée comme séductrice ou moqueuse, l’acceptation ou le refus par l’artiste d’illustrer l’humeur que le modèle veut voir représentée, l’intention du mécène de commander l’objet afin, peut-être, de montrer sa fortune et/ou la beauté des femmes sur lesquelles il exerce son pouvoir, et/ou son amour, l’intention de l’Etat français de démontrer le pouvoir et la richesse qui lui permettent de s’emparer, d’exposer et de préserver, au moyen de remarquables et scientifiques mesures de conservation et de sécurité, un objet si désirable. Tous ces esprits dont on imagine les désirs sont, consciemment et inconsciemment, évoqués quand on prend connaissance du chef-d’œuvre de Léonard de Vinci, Là se trouve, pour Gell, la source de son pouvoir.
Comme le montre le fameux exemple des « fétiches à clous, Les œuvres d’art sont prises dans un processus de création continu. Leur processus de fabrication ne prendrait pas fin avec leur sculpture par l’artiste lui même. Chaque nouveau clou ajoutait de nouvelles intentionnalités, poursuivant ainsi la création de l’œuvre d’art. Une création qui peut même se poursuivre avec leur destruction, comme dans le cas des sculptures funéraires qui sont destinées à se décomposer, remplissant ainsi leur rôle de libération de l’âme de la personne pour l’enterrement de laquelle elles furent réalisées.
On peut utiliser l’exemple du fétiche à clous pour expliquer une autre facette de sa théorie, la plus provocatrice puisqu’elle sollicite justement ce que nous avons longtemps rejeté dans la primitivité(le« concept » de fétiche estproprement l’invention des premiers découvreurs portugais du Golfe de Guinée). Le faisceau d’intentionnalités qui gît, si l’on peut dire, derrière la production de l’objet n’est qu’un aspect. Gell soutient qu’elles dotent celui-ci d’une intentionnalité quasi humaine. En effet, ceux qui voient la figurine s’imaginent qu’elle peut agir sur eux ; ils la perçoivent comme ayant une volonté propre, qui lui permet de les protéger ou de leur faire du mal. Le fétiche devient donc un maillon de la chaîne qui relie les membres d’une société. Dans la fascination que nous portons à l’art, l’objet apparaît comme un agent qui provoque chez le spectateur une sorte de saisissement que Gell nomme captivation ; l’art, et plus généralement les objets, et en particulier leur ornementation, constituent un moyen d’influencer les pensées et les actions des autres. Dans cette perspective ont peut mieux comprendre (voire accepter) l’entrée en musée des arts premiers.
Gell y voit une prolongation de la vie de l’objet d’art, puisqu’une nouvelle intentionnalité a ainsi été ajoutée à la chaîne déjà longue de toutes celles qui l’avaient précédée. L’argumentation de l’auteur s’appuie sur un exemple célèbre développé ci-dessous:l’attaque de la venus de Velasquez par la suffragette Mary Richardson.
Comme manière d’étudier le pouvoir de fascination de l’objet, Art and agency consacre ainsi tout un chapitre à l’art décoratif parfois méprisé en tant que populaire ou primitif. La présence de motifs ornementaux sur les artefacts crée un lien entre, d'un coté, les personnes et les objets, et de l'autre les projets sociaux qui s'y rapportent.
Le monde est rempli d'objets décorés, car la décoration est souvent un trait essentiel de la fonction psychologique des artefacts, qui est indissociable de leurs autres fonctions - en particulier leurs fonctions pratique et sociale. N'importe quelle tige de bambou, ou un tube de taille et de forme adaptée, peut servir d'étui à chaux, qui proviennent du peuple latmul en Nouvelle-Guinée. Mais un étui non-décoré ne remplirait pas aussi bien sa fonction, car dans le contexte de la société Latmul, l'étui à chaux est un indice très important de la personnalité de son possesseur. La décoration, qui n'est jamais la même d'un étui à l'autre, lie intimement l'étui à son possesseur; il est moins un objet que l'on possède qu'une prothèse, moins un organe qu'on possède à la naissance qu'un membre de son corps qu'on acquiert par la fabrication et le système d'échange..
En raison de leur diversité et de la difficulté que nous ressentons à saisir par la seule observation leurs principes mathématique et géométrique de construction, les motifs décoratifs nouent des relations durables entre les personnes et les objets, car pour l'esprit humain, ces motifs renvoient toujours à une opération cognitive «inachevée». Devant les motifs élaborés d'un tapis oriental, on pourra toujours dire qu'on est venu à bout de leur complexité; il n'empêche que l'œil voit toujours d'abord une relation particulière, puis une autre, et cela à l'infini. La richesse du motif est inépuisable, et détermine la relation entre le tapis et son propriétaire, pour la vie. Les anthropologues ont constaté depuis longtemps que les relations sociales durables sont fondées sur de l'« inachevé ». L'essentiel dans l'échange en tant que créateur de lien social, c'est le fait de différer, de reporter les transactions. Si l'on veut que la relation d'échange perdure, elle ne doit jamais aboutir à une parfaite réciprocité, mais doit laisser perdurer un certain déséquilibre. Il en va de même pour les motifs: ils ralentissent l'acte de perception, l'arrêtent même, si bien qu'on ne possède jamais complètement un objet décoré, on ne cesse de se l'approprier. C'est cela, un échange inachevé, qui fonde à mon avis la relation biographique entre l'indice décoré et son destinataire. » art and agency
Un exemple significatif que développe l’auteur est celui des kolam, dessins de pas de porte en inde du sud : Le kolam est réalisé par des femmes, qui dessinent le motif en saupoudrant le sol avec de la chaux, de la poudre de riz, ou d'autres types de poudre blanche. Les dessins sont réalisés au petit jour, surtout aux périodes de l'année où de nombreux démons et esprits sont susceptibles d'errer; avec les allées et venues, ces dessins finissent par s'effacer, mais ils sont refaits dès le lendemain . Les kolam sont ainsi des figures sinueuses et symétriques qui sont souvent difficiles à «lire» au sens où il est difficile de saisir le principe de construction :ils participent des figures labyrinthiques ( le labyrinthe crétois) qu’on retrouve aussi bien en Irlande que chez les indiens hopis, dans l’egypte antique comme encore de nos jours dans l'archipel des Nouvelles-Hébrides (le Vanuatu), au milieu du Pacifique. Cette diffusion » a évidemment favorisé les thèsesdes archétypes de Jungque Gell pourtant refuse pour une autre approche . Etudiant les figures d’un point de vue formel il montre que celles-ci sont en fait des méandres,multipliant indéfiniment les tours et les détours sur le chemin qui mène de l'entrée au centre…il qualifie cet art d’apotropaïque c'est-à-dire de protection.)Un art qui s’exerce aussi bien dans la les ornements des boucliers que dans le labyrinthe crétois ,les kolam ou les tatouages inspirés de ces derniers. Les ornements correspondraient à une sorte de carte du voyage au pays des morts,et le dessin indiquerait aussi bien un itinéraire qu’un piège à ennemis que l’ornement terrifie ou démons malveillants distraits trompés par la complexité des dessins.
« Ici, le «motif» est associé à l'idée d'un voyage périlleux et à des d'obstacles qui doivent être surmontés. Cette fois ce n'est pas à un démon de «compléter la figure» (trouver l'issue du labyrinthe), mais c'est le démon qui ordonne de le faire, et pour réussir il faut se montrer plus malin que lui. Nous sommes ici très loin de l'idée que la seule raison d'être des motifs est de procurer un plaisir esthétique. Je ne pense pas que les habitants de Malakula aient pu considérer ces motifs comme des objets visuels autonomes: c'est un spectacle, semblable à une danse où les hommes peuvent montrer leur savoir-faire. L'esthétique mélanésienne n'a rien à voir avec la « beauté », elle est affaire d'efficacité, de capacité à accomplir une tâche. »art and agency.
Ce style graphique est ainsi à rapprocher, selon l’auteur, des chorégraphies des danses malakula :un danseur devant se frayer un chemin entre d’autres danseurs comme dans un labyrinthe de figures mouvantes. Il serait donc possible d’établir une synergie entre des formes artistiques que l’esthétique aborde séparément.
A travers ces exemples et ces analyses, Alfred Gell repense la notion d’objet et son rôle dans les dynamiques interactives : il est alors possible d’étudier ces interactions à partir du nœud central que constitue l’objet/indice. C’est justement le but de la théorie anthropologique de l’art que construit l’auteur.
Pour bâtir une théorie anthropologique, l’auteur recourt à la méthode « indiciaire » ; c’est encore un renversement intéressant puisque celle-ci recouvre un grand champ d’activités, des chasseurs aborigènes aux historiens contemporains comme ginzburg ,en passant parla police, la médecine ou les »chiffons » de Walter Benjamin (cf. catégorie méthode indiciaire pour des compléments sur les aborigènes d’Australie ou l’histoire selon Ginzburg). Afin de pouvoir l’appliquer à tous types d’artéfacts (et en ne discutant pas de la nature de l’objet d’« art »), il fonde sa théorie sur des caractères humains universels : sur la façon dont ils communiquent et vivent ensemble et se comprennent. Comme vu ci-dessus, sont intéressantes les choses qui exercent un certain pouvoir, qui « fascinent ». Gell les étudie en les considérant comme des « indicateurs » de ce qu’il y a dans l’esprit des personnes qui les ont fabriquées ou utilisées. Une personne agissant sur son environnement cause « intentionnellement » l’existence de « traces … d’évènements ou de performances » que sont les objets.
Il n’est pas aisé de définir l’abduction ; le concept a été introduit par le sémioticien et philosophe américain Charles Sanders Peirce et précisé par Umberto Eco. (le moine détective Guillaume de Baskerville du « Nom de la Rose » en illustre justement la méthode). Il s’agit d’une troisième forme de raisonnement différente de la déduction logique ou mathématique ou de l’induction qui établitdes lois scientifiques. Selon la conception de Peirce on infère des hypothèses explicatives concernant des cas surprenants(ou fascinants dans le cas présent de l’œuvre d’art). À partir de prémisses vraies, on tire des conclusions qui ne sont pas nécessairement vraies mais absolument indispensables si l’on veut de limiter le nombre infini d'explications cohérentes d'un événement qui demeurerait mystérieux autrement
Dans cette perspective l’abductionest créatrice parce queproduisant des idées et des concepts. Elle couvre un large champ : celuidu détective, du médecin ou de l’historien (cf mes articles sur Ginzburg) recourant à l’observation de traces ou d’indices dont le faisceau fournirait le sens. On peut regretter le caractère probabiliste de cette méthode qui aboutit non à des lois mais des « récits » à desconstructions « d’intrigues ». Faut il le déplorerpourtantle cas de l’œuvre d’art ? Quel serait en effet l’intérêt pour l’artiste ou pour nous d’unescience universelle du beau ?il faut souligner en revanche la fécondité de la méthode et l’immensité de son champ d’application, puisqu’il concerne toute réalité opaque, accessible uniquement par traces, par indices, pouvant être écrites ou non écrites. Enfin en développant des explications rationnelles, cohérentes et complexes, on échappe au mysticisme dans l’art comme à la simple émotion esthétique .
Pour Gell une chose, ou un artefact, en ce qu’ils sont des médiateurs physiques d’« agency sociale », restent effectivement le moyen pour une personne « agente » (un artiste par exemple) de communiquer son agency et d’atteindre l’esprit des Autres – d’affecter causalement ses« patients ». L’indiceest donc, « dans sa présence concrète, factuelle », le « noeud visible qui lie ensemble un dédale invisible de relations, qui se déploient dans l’espace social et le temps social. Reconstruire l’objet suivant son ethnographie, permettra alors de rendre compte de ses réseaux relationnels, de son inclusion dans un processus, en particulier dans le cadre biographique des acteurs sociaux impliqués.
« La «théorie anthropologique de l'art» est une théorie des relations sociale; axée autour des œuvres d'art, ou des indices. Ces relations sociales font partie du tissu relationnel de la vie sociale, au sein d'un cadre de référence biographique (au sens anthropologique). Les relations sociales n'existent que lorsqu'elles se manifestent au travers d'actions. Les auteurs des actions sociales sont des «agents» qui agissent sur des «patients Pour les besoins de la théorie anthropologique de l'art, les relations entre les agents et les patient sociaux se nouent autour de quatre termes (entités susceptible d être en relation les unes avec les autres) qui sont les suivants :
1.Les indices: ce sont des entités matérielles qui suscitent des inférences par abduction, des interprétations cognitives, etc.
2.Les artistes (ou autres «producteurs»): on leur attribue, par abduction, la responsabilité causale de l'existence et des propriétés de l'indice.
3.Les destinataires: par abduction, ce sont ceux sur lesquels les indices exercent leur agentivité, ou ceux qui exercent leur agentivité par l'intermédiaire de l'indice.
4.Les prototypes : par abduction, on tient ces entités pour ce qui est représenté par l'indice, souvent, mais pas nécessairement, en vertu de leur ressemblance visuelle. »
« En conséquence, l'objectif de la théorie anthropologique de l'art est d'expliquer la production et la circulation des objets d'art comme une fonction de ce contexte relationnel.Selon moi, «les situations d'ordre artistique» sont celles où l'«indice» matériel (la «chose» visible et physique) suscite une opération cognitive particulière que j'appelle abduction d'agentiivité…. »
…« Un des élèments clefs de la théorie que je souhaite défendre est que nous nous comportons vis-à-vis des objets d'art (et d'autres éléments d'une classe plus étendue d'indices d'agentiivité) comme s'ils avaient une « physionomie », comme les personnes. Devant un tableau représentant une personne qui sourit, c'est à «la personne représentée dans le tableau» que nous attribuons la disposition amicale, et si d'aventure elle existe, à la personne qui a posé pour le tableau, son «sujet». Notre réaction vis-à-vis du tableau s'explique par le fait que l'apparence d'un sourire déclenche une inférence (complexe) selon laquelle (du moins si le sourire est sincère) cette personne est amicale, tout comme le sourire d'une personne réelle déclencherait la même inférence. En un mot, nous accédons à «un autre esprit»; qu'il soit réel ou seulement représenté ne change rien au fait qu'il s'agisse de l'esprit d'une personne bien disposée. Sans éluder le problème difficile de connaître la nature de la relation entre la personne réelle et la personne représentée, je voudrais simplement souligner ici que les moyens dont on dispose communément pour se figurer les dispositions ou les intentions de l'«autre» se fondent sur de nombreux raisonnements par abduction, à partir d'indices qui ne sont ni des «conventions sémiotiques», ni des «lois de la nature», mais intermédiaires entre les deux. De plus, les schémas d'inférences (abductions) que nous utilisons à partir des «signes indiciels» sont très souvent similaires, et peut-être même identiques, à ceux que nous utilisons pour comprendre I'«autre». Même si ceci paraît tout à fait élémentaire, il n'en demeure pas moins essentiel pour l'anthropologie de l'art.
Toute situation d'«art» (visuel) implique au minimum dans sa définition la présence d'un indice permettant un certain nombre d'abductions (de différents types). Mais cela n'est pas encore assez restrictif, car on verra que, mis à part le raisonnement formel et la sémiosis linguistique, notre activité de «pensée» consiste surtout en des abductions de différents types. Pour limiter l'objet de la discussion, je dirais que la catégorie d'indice pertinente pour notre théorie est constituée de ceux qui permettent une abduction d'«agentivité» et plus spécifiquement, une «agentivité sociale»…. »
….« La vie des objets d'art est faite de transactions, à commencer par leur fabrication par l'artiste. Très souvent, un objet d'art est l'indice non pas du moment ou de l'agent de sa fabrication, mais en premier lieu d'une «origine» postérieure, purement transactionnelle. Ceci s'applique par exemple aux objets rituels de Mélanésie (comme les coquillages de la Kula) dont on a perdu trace des vrais producteurs (qui ne font pas partie du système de la Kula) : ces coquillages trouvent leur «origine» chez leur propriétaire; ils les possèdent en tant que kitoum, c'est-à-dire dépourvus de propriétés De même, on peut voir au Victoria and Albert Muséum une splendide coupe en onyx gravée ayant appartenu à l'empereur moghol Shah Jehan. Cette coupe est le kitoum de Shah Jehan, même si elle est désormais la propriété du gouvernement britannique. Mais ce qui transparaît surtout dans la coupe de Shah Jehan, c'est l'étendue du pouvoir d'un empereur qui a fait appel aux services d'artisans dont les talents et l'inventivité dépassaient de loin les artisans d'aujourd’hui. L'agentivité de Shah Jehan n'est pas celle d'un producteur mais d'un «mécène» [patron], et la coupe est l'indice de sa puissance, que les monarques d'aujourd'hui sont réduits à singer.
Ainsi, le second type d'abduction d'agentivité que l'indice, sous la forme d'un artefact, peut généralement susciter, est celle de sa « destination», de la réception qu'il vise. Les artistes ne produisent pas des objets d'art sans raison (du moins en général), ils les produisent afin qu'un public les voie ou qu'un mécène les acquière. De même que tout objet d'art est l'indice de son origine (l'activité de l'artiste), il est l'indice de sa réception par un public, le public en vue duquel il a été produit. Une voiture de sport de la marque Ferrari, garée dans la rue, est l'indice de la classe sociale des «frimeurs millionnaires» pour laquelle on fabrique ces voitures. Elle est également l'indice de la masse de gens qui doivent se contenter d'admirer ce genre de voiture et envier leurs propriétaires. Une pièce d'art contemporain est l'indice d'un public d'art contemporain qui correspond au destinataire visé de ce genre d'œuvre. Si l'œuvre est exposée à la galerie Saatchi, elle est l'indice de ce grand collectionneur et mécène d'art contemporain. Et ainsi de suite. Au cours de leur existence, les objets d'art peuvent connaître de nombreuses destinations. Puisque je me sens appartenir au public d'art contemporain visé (je me rends souvent dans les galeries et je lis parfois le magazine Art Nova ou d'autres revues du même genre), je suis parfaitement conscient que l'art égyptien du British Muséum n'a jamais été conçu pour moi. Cet art supplée à l'abduction de sa destination originale ou de sa cible comme un élément de sa destination actuelle, non ciblée. » Art and agency.
L’anthropologue Sophie moiroux va justement illustrer la méthode de Gell en développant l’histoire indiciaire du tableau de Velasquez« la venus au miroir »que Gell prend pour exemple(L’IMAGE EMPREINTE D’INTENTIONS : LA « VENUS TAILLADEE » Considérations sur un acte d’iconoclasme.
« La Vénus au miroir, qui est présenté à la National Gallery depuis 1906, a été mutilée hier matin par la suffragette Mary Richardson, militante activiste notoire. Elle a attaqué le tableau avec un petit hachoir à la lame longue et aiguisée semblable à celle des instruments utilisés par les bouchers, et en quelques secondes, elle lui a infligé des blessures aussi graves qu’irréparables. Suite à cet outrage, les portes de la National Gallery resteront fermées jusqu’à nouvel ordre ». » daily miror (10/03/1914)
Le tableau de Velázquez tailladé de coups de couteau provoque l’émoi du public. Ce fait divers attire ainsi l’attention sur lui, et induit de cette façon la réaction voulue par la militante. On peut voir que l’œuvre fait parler d’elle de façon vivante en termes de sacrilège (Mary Richardson fera le récit de son acte en terme de sacrifice). Comment se fait-il qu’un tableau puisse être l’objet d’une telle attaque, et produire une telle réponse ? En quoi une image abîmée peut-elle prendre un tel relief et tant scandaliser ? Quels conflits fait-elle apparaître ? De telles mésaventures dépassent évidement les qualités esthétiques de l’objet qui entre dans un contexte plus largement social et politique, comme centre de relations. Comme le fait Gell, l’auteur va traiter l’objet comme le résultat des performances, des acteurs, des personnes, dotés d’intentions. Leur présence permet ainsi de percevoir les éléments constituant le réseau de relations qui les entoure, et de saisir une définition et une compréhension des rôles des objets d’art, leur capacité à agir dans ce cadre élargi.Sophie Moreaux va démontrer comment l’attaque violente et revendiquée de ce tableau mythique, au sein même d’une institution muséale, défait et recompose le réseau des relations sociales et des rapports de force qui se nouent autour d’un objet d’art » surinvesti.
En tant qu’indicematériel, la Vénus au Miroir doit son existence à l’Artiste Diego Rodríguez de Silva y Velázquez. Elle lui a été attribuée suivant les éléments contenus dans le tableau : sa composition formelle, ainsi que la constitution et la provenance de la toile, de la couche d’apprêt, du matériau, des couches et des pigments, informations détaillées produites p ar l’analyse des matériaux et techniques). Ces indices permettent de reconstruire une histoire,( où se retrouvent intégrés les élémentsesthétiques traditionnels) de cette œuvre d’art, tant sous les pinceaux de Velázquez que dans son esprit le composant : déterminer par exemple ses influences, son style. L’œuvre tout enoffrant un conceptpictural nouveau prend place dans une série d’autres, montrant toutes la déesse allongée sur des tissus luxuriants. ainsi les venus et cupidon du Titien ,la venus d’Urbin [ et la Vénus Endormie de Giorgone .
Se pose aussi la question du prototype : s’agit-il d’un modèle réel (la maitresse de Velasquez) ou d’une image idéale (le flou du visage laisse dans l’indéterminationd’une réponse mais ouvre l’imagination). Certains critiques ont soutenu que le visage non identifiable serrait la clé de la compréhension de la toile en considérant ce n'est pas une toile conçue comme le nu d'une personne spécifique, ni même comme un portrait de Vénus mais l'image de la beauté qui s'admire elle-même. Le décor classique ne serait qu’une excuse pour une représentation très matérielle d'une esthétique sexuelle.
Cette histoire comporte en outre l’intervention de nombreux « agents » en dehors de l’artiste : sa datation entre 1647 et 1651 va entrainer de vives discussions touchant à l’authenticité. Comme un masque africain ou océanien, l’objet comporte aussitoutun « pedigree « : En effet, le tableau a été restauré à de nombreuses reprises au fil de ses nouveaux propriétaires (certains ayant même fait graver leur nom au dos de la toile, s’en faisant en quelque sorte les auteurs) – il a même été retouché sur de larges surfaces. Un détail est significatif : on admire volontiers, comme critère de la beauté de la toile, le contraste entre les plis des draps blancs et la courbe du corps faisant ressortir celle ci ;ce n’est pourtant que l’effet du temps qui a déteint ce qui était brun à l’origine.
Il faut y ajouter évidemmentles traces de l’agentivité de la suffragette elle-même « sept blessures distinctes aux endroits les plus importants de l’œuvre selon le Times. L’histoire du tableau est donc, avant l’attentat, déjà riche de l’inventaire des actions effectuées sur lui ou des réseaux le concernant .
En reprenant le vocabulaire de Gell, le tableau/ indice renvoie à des « prototypes ».(ce que représente l’image) S’incarne en luid’abord vénus , icône de la beauté idéale, source d’adoration et de fascination « : une idolâtrie qui garde un sens dans le geste mêmede la féministe. Pour Mary Richardson, Vénus (Madonne aux yeux d’amande selon son expression) renvoie à Emeline Pankhurst (icône des suffragettes et emprisonnée pour cette raison).Il est d’ailleurs notable (est ce une des raisons du geste ?) qu’une œuvre considérée comme « sacrée » à notre époque était plutôt scandaleuse à celle de Vélasquez : l’inquisition décourageait les nus et interdisaitla pose des modèles. Les artistes pouvaient être excommuniés.
Dans une déclaration, systématiquement répétée dans la Presse, M.Richardson affirmait: « J’ai essayé de détruire le portrait de la plus belle femme de l’histoire mythologique pour protester contre le Gouvernement qui détruit Mme Pankhurst, la plus belle figure de l’histoire moderne » Par une sorte de vengeance symbolique retournée, les blessures infligées à la toile et à son prototype--la presse confondrad’ailleurs les deux en décrivant l’attentat contre la toile comme s’il s’agissait d’une personne(un des concepts majeurs de Gell) en termes, de « plaie cruelle »voire d’assassinat-- seront justement semblables à celles infligées à la prisonnière lors de son arrestation.
Un Prototype peut alors être influencé par son image - c'est ainsi que s’édifiela magie dans les cas d’envoûtements. Cette idolâtrie (captivation par des artefacts) constituera la base même de la théorie de Gell. Abîmer la Vénus serait ainsi s'en prendre, par extension de cet indice/fragment, non seulement à une courtisane --ce qui pourrait ressembler à une vengeance féministe, Mary Richardson déclarant ne pas aimer « la façon dont les visiteurs masculins regardaientle tableau bouche-bée toute la journée"--mais aussi de punir, le monde de l’institution (gouvernement, musée, spectateurs masculins). L’acte même est alors semblable à celui du « sorcier plantant unnouveau clousur le fétiche destiné à châtier par magie sympathique celui qui a violé son serment. L’actecomme indice, se placealors dans la longue histoire des « images abimées » et de l’iconoclasme , le plus souvent pour des raisons politiques ou religieuses :martèlement des statues des temples égyptiens par les premiers chrétiens, badigeonnage des peinturesmurales de Sainte Sophie par lesmusulmans turcs oudespeintures catholiques lors de la Réforme, ; enfin destruction massive des « idoles » africaines ou océaniennes par les missionnaires ou celle des statues des bouddhas géants de Bamiyan par les talibans,
Résumant le sens de l’anecdote, sophie moiroux conclut :
Celle qui a tailladé le tableau a continué un processus qui était considéré comme arrêté par l’Artiste, défini comme un esprit ‘original’ et créatif du point de vue du public et des institutions. D’où le besoin d’effacer cette trace d’une agency étrangère, de restauration à un état ‘original’, embaumé (par d’autres Artistes toutefois), et la perte de valeur découlant de ce nouvel état. En parallèle et en contraste avec ce point de vue, l’acte « messianique » de Richardson qui est en position de ‘pivot’ entre ces deux points de vue, montre que cette immobilisation n’est pas une nécessité, qu’il est possible de ‘réveiller’ « un Velázquez », en l’incluant dans une performance impliquant une accumulation d’identités comprenant en particulier celle de Pankhurst, dissidente comme elle. (dont Velázquez ne serait qu’un seul des éléments, appartenant surtout au point de vue ‘institutionnel’). Le contraste de ces deux points de vue montre qu’alors que les objets d’art sont perçu), comme des objets de valeur,(esthétiques ici) fragments d’une certaine agency (celle de leur auteur reconnu), ils peuvent en incarner d’autres – qui semblent d’autant plus efficaces que leurs identités seront contradictoires avec celles qui sont évidentes et acceptées… »
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