« No Recording ! » . Quand ça commence comme ça en général, ca ne va pas durer longtemps. Finalement, on restera deux heures à discuter avec Moritz Von Oswald et Mark Ernestus, les deux zigotos de Maurizio (fondateurs du label Basic Channel et ses dérivés, Wackies, Burial Mix, Main Street ou Chain Reaction) qui ont plein de bonnes raisons pour expliquer leur mutisme face aux micros. Là où d’autres ont la phobie de voir leurs mots déformés, ils préfèrent faire confiance au journaliste pour interpréter leurs paroles, plutôt qu’une bête transcription. Va pour l’interprétation.
Bon alors, le dub en Allemagne, d’où vient cette lubie ? C’est parce que Marley s’est fait soigner à Munich ? « C’est venu comme ça. On ne se sent pas appartenir à un courant. On ne traîne pas en soundsystem, on achète que des vieux disques de reggae, on n’est quasiment pas au courant de ce qui se passe ailleurs ». Un duo en solo quoi. Plus que solitaires, on sent les Maurizio en quasi-autarcie. Le genre de mecs qui ne lâcheront jamais le nom du disque sur la platine. Monter un vrai soundsystem, partager vos galettes ? « C’est vrai qu’à Berlin, il y a une bonne scène pour le reggae. On n’a pas de soundsystem, mais on a des enceintes comme vous n’avez jamais vu. Le son est énorme. » Et vous gardez ça pour votre studio ? « Heu… oui. On devrait peut-être les utiliser ? »
Et quid de cet album, See Me Yah, sorti sous le pseudo de Rhythm & Sound ? Un disque à la jamaïcaine, un seul riddim et une dizaine de chanteurs qui font chacun leur version (dont les légendaires Joseph Cotton, Sugar Minott, Willi Williams et l’inamovible acolyte du duo, Tikiman). Pour un amateur de reggae, rien de surprenant. Mais ça ne risque pas de dérouter le chaland allemand ? « Quand un rythme est bon, pourquoi ne l’utiliser qu’une seule fois ? Peut-être que certains de nos fans seront surpris mais bon… » Moritz écarte les bras, l’air de dire, “ben c’est pas très grave“. Et Mark d’enchaîner: « Pour nous ce n’est pas vraiment un one-riddim album au sens propre. On s’est débrouillé pour que chaque version s’adapte au chant. Il y a des gens qui n’ont même pas réalisé que c’était toujours le même instrumental derrière. Et puis ce n’était pas préparé. Un jour, on s’est rendu compte qu’on avait dix titres sur le même beat et on l’a sorti. On est incapables de s’atteler plusieurs mois sur un album. »
Et justement, combien de temps pour fignoler leur plus beau hit, King In My Empire, avec la voix de Cornell Campbell (qui figure sur la Nova Rare Grooves Reggae 3) ? Moritz lève les yeux au ciel, comme pour se rémémorer des sensations : « C’était tellement énorme. C’est grâce à Joseph Cotton que c’est arrivé. Il nous l’a amené au studio un soir. Cornell repartait le lendemain en Jamaïque. Il a tâtonné quelques secondes, fait un essai et c’était parti : il l’a fait en une prise. On était derrière la console, on tremblait. Derrière on a pris deux mois pour bosser l’instrumental. »
Et lui, ça a lui a pris dix minutes. Ils ont beau faire des 45 tours de dub, leur mode opératoire est bien éloigné du dogme yardie : une prise, quelques overdubs et direction la presse à vinyles. Moritz abonde dans ce sens. « On n’est pas distribué là-bas, mais à voir les Jamaïcains dans le studio, je pense qu’ils sont un peu perdus. Ils ne captent pas forcément mais ils s’adaptent. C’est vraiment une autre vibration pour eux. A New-York, un chanteur nous a même dit que nos beats, c’était de la hip-house. »
Entre des conseils au Trésor Club (« Dimitri Hegemann cherche encore un endroit. A sa place, je recommencerai tout en changeant de nom») et des pronostics sur la Coupe du Monde (« On sera chez nous, ça devrait nous avantager non ? »), les deux teutons se détendent, et on réalise que leur prudence est en fait de l’innocence. Mark Ernestus le confirme, lui qui fait vraiment figure d’hérétique dans une religion où la promo est un pilier. Pourquoi avoir caché tout ce temps qu’il faisait aussi partie de Maurizio ? « On ne disait rien parce que c’est la musique qui compte. C‘est ce qu’on aime dans l’électro : ce concept antipop. Il n’y a pas de star et une certaine propension à se cacher. Aujourd’hui, quand les gens nous disent que Maurizio, c’est seulement Moritz, on rectifie. On dit qu’on est deux et puis c’est tout. »
Il ne capte pas non plus que rester caché, c’est le meilleur moyen de se faire traquer. « Je ne comprends pas toute cette histoire autour de ce nom. Bien sûr, les médias ont besoin d’avoir une tête, mais pourquoi faut-il qu’on parle de nous ? » Quand on lui fait remarquer que ça permet d’écouler quelques exemplaires supplémentaires, la réponse fuse, et on comprend tout : « Oui, mais vendre des disques ce n’est pas notre but. »
Smaël Bouaici