Basé à Bruxelles, Martin Kala est un journaliste/éditorialiste estonien pour Postimees. Il nous livre dans l'article suivant son avis sur le patriotisme estonien. Source PressEurop.
Les Estoniens aiment communier sous le drapeau à l'occasion de grandes fêtes nationales. Mais au quotidien, ils communiquent peu entre eux, et c'est pour cela qu'ils font partie des Européens les moins heureux, estime le quotidien Postimees.
L’indice du bonheur mondial - le Happy Planet Index – place l’Estonie au plus bas de l’échelle en Europe. Que pouvons-nous en conclure ? D'après les travaux du Happy Planet Index, ce résultat s'explique par l’absence de cohésion sociale et de sentiment d’appartenance commune. Un Estonien ne se sent généralement pas à l’aise que parmi ses amis. Quant au reste du monde, il le boude en fronçant ses sourcils d’un air soupçonneux.
Un Estonien qui visite les grandes villes du monde, est parfois surpris par les règles de société. Etant assez direct de nature, la politesse et la formalité des relations peuvent lui paraître comme étranges et lointaines. Il ne tardera pas à découvrir que cette politesse est également valable dans la rue. Dans le métro, lorsque quelqu’un marche sur le pied d’une autre personne, les deux s’excusent – l’un pour avoir marché sur le pied, l’autre pour avoir laissé ses pieds traîner. Il existe une solidarité entre humains, une solidarité entre étrangers – chose qu’un Estonien ne connaît pas encore.
Le sentiment d’être étrangers les uns aux autres nous suit dans notre quotidien. Un jour, par exemple, devant la porte d’entrée de l’immeuble de mes parents, je fouillais péniblement dans mon sac afin de trouver mes clés. Derrière moi, un homme attendait en tripotant impatiemment son trousseau de clés. Quand j’ai enfin retrouvé mes clés, j’ai tenu la porte à ce baraqué pour qu’il puisse entrer et il a ouvert la porte de l’appartement en face de chez mes parents sans un merci ou un quelconque signe de tête !
L'Estonien est un loup pour l'Estonien
Ceci n’a peut-être pas beaucoup d’importance. Mais chaque petit "coup" grossier de ce genre est susceptible de nous blesser et de gâcher notre journée. Je me souviens qu’à l’université, on nous parlait des sagesses de la Rome antique. Nous étions alors au milieu des années 90, l’époque de la gloire capitaliste et l’expression "Homo homini lupus" retenait particulièrement notre attention. De la même manière que les Romains considéraient que "l’homme est un loup pour l’homme", on a tendance à dire que la meilleure nourriture pour un Estonien est…un autre Estonien.
Puisque l’entraide et la compréhension mutuelle ne sont pas naturelles chez l’homme, on va chercher ces bons sentiments dans des fêtes. C’est lors de ces occasions uniques, ou lorsque la nation semble être menacée, que l’on est volontaire pour être et agir ensemble. Les exemples d’actions communes ou de rassemblement pour des fêtes nationales n’ont pas été rares ces derniers temps [la fête annuelle du chant début juillet, l’inauguration de la statue de l’Indépendance fin juin, la célébration du grand nettoyage des forêts du pays en 2008, les ateliers d’initiation à la citoyenneté]. Ils témoignent souvent d’une tendance au nationalisme, mais vidé de son essence.
A qui sont destinées ces nombreuses fêtes nationales ? La nouvelle génération de jeunes, née il y a 20 ans, qui a grandi malgré les difficultés quotidiennes et un avenir incertain, se souvient beaucoup moins de tous ces grands discours nationalistes, de la "chaîne baltique" [grande manifestation pacifique, en août 1989, où plus d'un million de personnes se sont donné la main pour former une chaîne humain de plus de 600 kilomètres de long à travers les trois états baltes] que de leur premier portable ou de leurs voyages à l’étranger.
Quant à moi, qui suis né à la fin des années 70, je ne me souviens pas que le sentiment d’estonité, l’image de notre indépendance et le drapeau estonien aient été plus idolâtré qu’aujourd’hui. Comme si la capacité des Estoniens à communiquer était liée au drapeau national – quand le drapeau est hissé, on communique, sinon rien. Il y a quelque part un vide émotionnel. Au lieu d’un sentiment d’exaltation, on commence à avoir peur comme si l’on vivait en l’Amérique du Sud où les chefs d’Etat ont tendance à dire des choses qui ne tiennent pas debout dans la vie réelle et où le peuple agite solennellement le drapeau tout en tirant le tapis sous les pieds du voisin.