Dans Le Matricule des anges du mois de mai 2009, Pierre Michon, cet « athée mal convaincu » - Pierre Michon : naissance et renaissances sous la direction de Florian Préclaire et Agnès Castiglione, Publications de l'Université de Saint-Étienne - dit à propos de ce livre :
« C'est un truc qui a été écrit en quinze jours. (...) C'est l'inverse exact des Onze. Pour l'écriture, j'avais très peu de documentation et je l'ai fait en trois coups de cuiller à pot. »
Ces propos sont stupéfiants tant l'aspect compact et dense de ce triptyque laisserait penser que le travail de recherche a été considérable. Encore que l'on pourra s'interroger sur l'expression « très peu de documentation », assez michonienne me semble-t-il.
Publié en 2002, Abbés se compose donc de trois récits où le narrateur attaque de façon latérale. Il fait le récit du récit mais finit presque par endosser le personnage du témoin oculaire, contemporain des personnages dont il nous narre les vies. Voici les premiers mots du livre :
« Je tiens de chroniques de seconde main, de la Statistique générale de la Vendée imprimée à Fontenay-le-Comte en 1844, et d'un hasard tardif de ma propre vie, le récit que je m'apprête à raconter.
L'an 976. La vieille Gaule est un fatras de noms enclavés à des terres, qui sont elles-mêmes des noms : la Normandie est à Guillaume, Guillaume Longue-épée ; le Poitou est à Guillaume, Guillaume Tête d'étoupe ; la France est à Eudes, duc de France ; la couronne, le colifichet, est à Lothaire, roi, c'est-à-dire sieur de Beauvais et de Laon. Sur l'Anjou, sur la Marche, c'est Robert le Veau et Hugues l'Abbé. Alain à la barbe torte tient la Bretagne. Et l'évêché de Limoges est entre les mains et sous la mitre d'Èble, frère de Guillaume, non pas de la Longue-épée, mais le frisé, le blond, la Tête d'étoupe. L'étoupe a deux qualités : elle est trop blonde et volumineuse, elle flambe d'un seul coup. Guillaume est trop blond et sa colère galope comme le feu. De son frère, Èble a bien la tête d'étoupe : sous la mitre de l'un comme sous le casque de l'autre on voit le même tourbillon hirsute de poils gelés, la mousse crêpelée, la paille concassée à boucles brèves ; mais sur la tête d'Èble l'étoupe ne prend pas feu à la moindre contrariété ; sur celle de Guillaume, si. »
Il s'agit ici d'une plongée dans les entrailles de l'histoire mais aussi dans celles de la terre car il sera question de travaux entrepris sur le sol, par les religieux, afin de pouvoir mettre les pieds sur « des eaux qui ne sont pas démêlées ».
Ce qui est difficile avec Pierre Michon c'est d'arriver à s'enlever l'idée qu'il existe une hiérarchie au sein des personnages – c'est souvent le cas dans le genre romanesque, un qualificatif que n'emploie pas, rappelons-le, cet auteur quand il parle de ses livres -. Les vies devenant toutes majuscules - « Tous les êtres m’apparaissent comme s’ils venaient de sortir de la main d’un maître » dit Pierre Michon dans Les Chemins de Pierre Michon de Jean-Pierre Richard -, impossible de savoir si celui que j'assimile à un simple figurant l'est véritablement – dans Critique, N°694, mars 2005, Dinah Ribard parle de « personnages minuscules, silencieux qui « peuplent l'envers de l'histoire sans s'imposer à l'attention, parce qu'ils n'ont pas « fait d'histoires » » -.
Il en est ainsi, à mon sens de Benoît, « qui fut pour Èblecomme un fils, du temps de l'encens et de l'anneau violet, et qu'il fit coadjuteur dans Saint-Hilaire à Poitiers ». C'est lui annonce à Èblela mort de son frère Guillaume. Mais s'il ne joue qu'un rôle secondaire, presque uniquement cantonné à cette annonce, pourquoi Pierre Michon nous parle-t-il, comme si de rien n'était, de cette notion cruciale chez lui de filiation et qu'il associe ce Benoît à un lieu précis, à une terre précise.
Deuxième récit, rebelote. Le narrateur s'appuie toujours sur un récit mais avec quelle ironie cette fois puisqu'il en vient à faire douter le lecteur de ses propos. Comme s'il voulait nous signifier de prendre garde, de ne pas tout prendre pour argent comptant lorsqu'il entreprend un récit – dans Les chemins de Pierre Michon, Jean-Pierre Richard parle de côté « sarcastique et fraternel » à la fois chez Pierre Michon - :
« Je tiens de Pierre de Maillezais – qui sûrement ne s'appelait pas Pierre mais avait choisi ce prénom monastique en renonçant au monde, et qui n'était pas davantage de Maillezais, ni par sa naissance ni par son nom, mais moine dans l'abbaye Saint-Pierre de Maillezais – et qui écrivit sa Chronique de Maillezais dans les années où Guillaume, petit-fils de Guillaume Longue-épée, depuis le chenil de cet hybride donc, ou de cette forgerie, de ce pur nom, je tiens le récit que je viens de dire. »
Là encore, si le personnage de Guillaume Fier-à-bras semble dominer ce n'est qu'une impression. Il ne faudrait nullement négliger Emma, Hugues ou encore la vicomtesse Ermangarde de Thouars.
Dans ce deuxième récit, on notera l'attention que porte l'écrivain à la poursuite des travaux entrepris sous Èble, comme si la facétie de Pierre Michon était, à un moment ou à un autre, contrebalancé par cette volonté d'ancrage géographique qui lui, est une affaire sérieuse - Christine Jérusalem parle à propos de Pierre Michon de « récits de terroir » - et ce, même si comme le dit le narrateur :
« Toutes choses sont muables et proches de l'incertain. »
Il s'agit d'ailleurs d'une phrase que l'on retrouvera dans le troisième et dernier récit d'Abbés qui commence donc avec le même « avant-propos » du narrateur :
« Je tiens encore de Petrus Malleacensis – qui écrit sa Chronique sous les ordres de Goderan, quatrième abbé de Maillezais nommé encore depuis les salines de la terre, Cluny, dans un temps où lui, Pierre, était vieux, car il avait prononcé ses vœux sous l'abbatiat de Théodelin, avait vécu tout celui, fort long, de Humbert, et était là encore sain d'esprit et efficace, puisque Goderan le choisit pour cette œuvre de longue haleine – de l'inépuisable Chronique de Maillezais donc –, et aussi des Chroniques intransitives d'Adémar de Chabannes, que la postérité connaît mieux que Pierre, lettré exquis et ambitieux, un peu faussaire et Limousin de naissance, maître d'œuvre d'une Vie de saint Martial truquée, rusée, imparable – de ces deux-là, l'obscur et le célèbre, je tiens l'histoire que voici. »
Ici, il est question de Théodelin qui a volé une dent au squelette d'un certain Jean-Baptiste. L'« Objet » sera sacralisé jusqu'à ce que le possesseur prenne conscience de la méprise.
Si Abbés est un « truc qui a été écrit en quinze jours » saluons encore une fois l'élan qui a animé son auteur. Dans Les chemins de Pierre Michon l'auteur dit d'ailleurs :
« Il faudrait parler de l’importance des rythmes, des rythmiques des phrases. J’ai de plus en plus l’impression qu’un texte naît de son propre rythme spécifique, comme si au début il y avait une impulsion donnée, un mètre compliqué qu’on n’attend pas, qu’on cherche à saisir, qui est peut-être plus compliqué que les mètres poétiques et qui fonctionne pendant tout le texte. »
Plus loin :
« Chacun de mes récits est écrit d’un seul élan pour ne pas perdre de vue mon incipit et amener mon émotion de départ intacte jusqu’à la fin. »
Je pense qu'ici encore le « contrat » est parfaitement rempli.