Carnets de marche. 3

Par Angèle Paoli



3.
     Attente de la pluie qui uniformise le temps et les jours. Tout un nuancier de gris vogue au-dessus de l’horizon. Elle laisse vagabonder son esprit au fil des nuages au fil du vent. La pluie, cinq gouttes à peine, libère la terre de ses parfums. Comment dire l’odeur du sous-bois, mélange de champignons et de feuilles de chêne ? Comment traduire en mots la flamboyance chromatique de l’arbousier ? Une odeur de coquelicot la surprend au détour de la route. Elle l’accompagne dans sa marche, la sauve momentanément de la déréliction.
     Quand tu dis : « odeur de coquelicot », qu’as-tu dit au juste ?
     Cette sensation de fragrance froissée que tu reconnais pourtant entre mille échappe à toute tentative de définition. Un coquelicot minuscule surgit, timide et frêle, sur le talus. Il dore sa corolle dans le soleil. Une forte odeur de bouse chasse soudain l’odeur à peine poivrée de la fleur. Un cercle de lumière se déplace sur la Punta di Minerviu, qui irradie le diamant de la Mugliarese. Elle bascule dans l’odeur du figuier. Où se situe le seuil d’une odeur à l’autre ? Où se fait le passage ? Par quelles failles et par quels interstices ? Peut-être dans le jacassement des geais. Le figuier maigrelet, défeuillé, jauni, est perdu au milieu des ronciers. Pourtant son parfum rugueux, tenace, envahit l’espace.
     Soudain ils sont là, cachés parmi les chênes, camouflés dans leurs treillis de maquisards. Hirsutes, ils surgissent des taillis où ils sont embusqués depuis l’aube. Des paquets de cigarettes et des cercles de feu de bois jalonnent les talus. Elle n’y avait pas prêté attention jusqu’alors. La « Roche Tarpéienne » déploie son squelette, inquiétant et nu, au-dessus de la route. La Tour de Linaghje, mystérieuse écorchée, émerge un peu plus loin. Elle cherche des yeux, dans l’embrasure de la fenêtre à ciel ouvert, la Haute Dame en mal d’amour. Le pot de basilic qui renferme le crâne de l'amant a disparu depuis longtemps. Et la tour n’offre plus qu'une carcasse esseulée. Les hululements des chasseurs la tirent de son univers de rêverie. Les cloches de l’église de Conchiglio sonnent à toute volée. Quel jour est-on ? Samedi ? Dimanche ? C’est la fin de la battue. La fin de sa promenade. Elle rapporte dans son sac une provision de petit bois. Une fleur. Son carnet. Quelques mots. Elle sait qu’elle va les lui envoyer. Elle sait qu’elle a trouvé. Que peut-être avec eux va se renouer le chemin de leur échange.
     Elles parlent. Elles parlent de la jalousie. Chacune la leur. Jalousies tues, passées sous silence. Et les autres, celles qu’elles évoquent, à peine, et qui en cachent tant d’autres ! Et s’il ne restait plus, un jour, que la jalousie nue, la cruelle jalousie, la dure et mortelle jalousie ?
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli