Dans le continuel cheminement vers les cimes que la compétition fait éclore, qui entraîne l’âme d’une émotion vers une autre, rien ne vaut plus dorénavant qui ne stupéfie l’opinion jusque dans les moelles. L’époque n’est pas au sacre de la multitude, sans éclat de gloire et tant éloignée de resplendir : la mode est à magnifier les gagnants, et certains sont de ces chefs-d’œuvre qu’on ne bâcle pas ! Partout, en tout présentoir où se vend du temps de cerveau disponible 1, on loue les success stories, on flatte les lauréats, on propose une tribune à ces conquistadors des temps modernes, et leurs prouesses sont contées par le menu dans des biographies complaisantes. C’est la coutume, et la Bourse n’y échappe pas : rien n’émerveille davantage en effet que l’argent, qui proportionne l'intelligence ! Les virtuoses de la plus-value sont confessés, leurs confidences et le dithyrambe publiés sans languir. S’interrogerait-on sur la clairvoyance de ces divas qu’on s’apercevrait bientôt combien le cimetière des traders boursiers est copieusement garni. Tant ils étaient nombreux au départ. « En trois ans, mon portefeuille est passé de 760 euros à un million d’euros avant impôt. Mon mode de vie n’a pas beaucoup changé pour autant 2 ». Sylvain Duport, ce trader qui remporta deux fois consécutivement les Trophées Capital de la Bourse, en 2004 et 2005, n’a donc pas perdu le goût du pain. Ni son éditeur, celui des affaires, qui fit ses choux gras en éditant chèrement le parcours du champion 3, sans que quiconque retînt quoi que ce fût dudit missel qui l’enrichît à son tour. Rien ne pouvait en effet transpirer d’un art si personnel, que l’auteur résume en peu de mots : « Je continue à penser que les critères de valorisation des actions ne veulent pas dire grand-chose : en Bourse, tout reste possible. Il faut faire appel à l'intuition comme à la technique 2 ». Ainsi en va-t-il de nos succès, ou de nos plus-values, qui sont autant de preuves de notre discernement ou de notre savoir-faire, tandis que nos échecs relèvent toujours d’une traverse du destin, ou de la part aléatoire des processus boursiers. Face je gagne, pile quelle malchance 4 ! Les Marchés purement haussiers, notamment ceux de l’époque, qui exténuent la probabilité baissière, sont fortement sujets à ce genre d’illusion. Le gain y est connoté de maîtrise de soi, et le talent garanti d’origine. Quelques mirages, plus ou moins éphémères, peuvent alors apparaître en bonne normalité statistique. Puis le temps domine l’écart. Quelques-uns avancent vers la lumière, et d’autres, qui font le gros de la troupe, vers la ruine. L’enthousiasme des rescapés n’a égal que le silence des disparus, qui ne comptent plus dans les statistiques, et se taisent. L’enrôlement de bleus est l’affaire des vestales du temple, qui s’y entendent pour nourrir le feu sacré. Voyez notamment Clickoptions, une filiale de la Société Générale, citée à l’arrière-plan dans l’affaire Kerviel 5, dont on ne sait plus si le métier est le jeu ou bien la finance, qui ne craint pas d’afficher au jour le jour les gains parfois mirifiques de ses porte-drapeaux : des palmarès hebdomadaires et mensuels 6-1 affriolants attirent les traders comme les miroirs, les alouettes. D’avril à juin 2006, cette Maison organisa sa propre Trading Cup, richement dotée afin que nul n’en ignore. Cependant, contrairement aux concours du genre dont la gratuité dédramatise l’enjeu, ladite Coupe nécessitait l’apport personnel d’un capital de 500 euros non garanti. Face au danger et à un CAC plutôt baissier, les résultats et le plan marketing 6-2 piquèrent du nez : sur 406 classés, moins d’un sur dix termina positif ... Tant d’efforts pour arriver nulle part ! Hé quoi, le réel sait montrer la rareté des châteaux en Espagne, aussi bien que le trading hyperactif, gorgé de commissions, sa grande précarité. Quelques survivants que l’imprévisible a placé là surnagent, et leur talent n’est pas établi. On les voit mieux, c’est tout. Ah l’empire du hasard ! L’Antiquité l’avait pressenti, qui représentait la déesse Fortune les yeux bandés, debout sur une roue, aventurant le sort. Plus tard, mais bien avant les Marchés, Machiavel attribua à la chance 50% du destin des hommes, tenant la ruse et la bravoure pour le solde. Mais l’ère moderne, déterministe, réfute le sort et associe toujours la réussite à la raison : nous n’admettons la part du hasard que dans l’échec, jamais dans le succès. En 1988, des chroniqueurs du Wall Street Journal, puis d’autres, élaborèrent un portefeuille d’actions en lançant des fléchettes sur la page Bourse : les « fonds fléchettes » rendirent assez bien, parfois mieux que le Marché lui-mêmePeut-on battre le Marché ? Depuis 1980, le Hulbert Financial Digest se pique de suivre les performances des lettres d'information confidentielles proposant d’investir en Bourse. Son scénario favori consiste à imaginer un épargnant qui, chaque année, réinvestirait son portefeuille en répliquant celui de la championne de l’année passée. Début 1982, voici notre candidat : il place 50.000 dollars ... Las, fin décembre 2002, son capital n’équivaut plus qu’à 18,27 dollars ! Tel qui réussit une année, faillit les suivantes. La main passe. On ne bat pas durablement le Marché. (…) . Warren Buffett avait quant à lui imaginé un concours darwiniste d’envergure : 225 millions d’américains misant un dollar dans un pile ou face éliminatoire, et les gagnants remettant au pot dès le lendemain les gains amassés jusqu'alors. Vingt jours après, il ne resterait probablement plus que 215 joueurs à franchir le cap du million de dollars ! Alors, l’oracle d’Omaha 7 suppose qu’on demandera à ces gens d’exception d’écrire un livre expliquant comment ils ont transformé un dollar en un million en seulement vingt jours 8 ! Et de noter qu’un panel équivalent d’orangs-outangs n’eût pas accouché d’une moindre portée de singes savants. Ainsi, ce qui a l’apparence du talent et de la régularité n’est-il parfois que la conséquence du nombre 9. Les Marchés boursiers sont l’univers de l’opinion, oublieux invétérés de la rationalité dont la doxa financière ne cesse de les parer. Et l’opinion est changeante ! L’avenir lui-même est imprévisible, et les lendemains boursiers en proie de surcroît aux manœuvres de l’espèce et aux dérapages incontrôlés du système ! Cette addition de paris improbables mène à un truisme : artefacts techniquesIllusions graphiques (...) Les graphiques boursiers ont envahi la place. Ils sont partout, en tous lieux où l'économie cotée s'affiche, dans nos journaux, sur nos écrans d’ordinateur, sur les chaînes de télévision. Ils dessinent des tendances, recommandent des stratégies, en dénient d’autres, et nul n'opinerait plus sans en avoir examiné les arabesques. Le temps n'est plus à Charles Henry Dow, précurseur du genre à Wall Street. Le presse-bouton est la règle, qui nourrit la planète de diagrammes multicolores, de courbes épurées, et d'autres indicateurs, sculptés et resculptés continûment, dans la fureur des Marchés. Les pistoleros du trading ne sont pas hommes ni femmes à louvoyer outre plus (…) ou anxiolytiques fondamentaux en flanc-garde, c’est égal, des paris seront perdus 10 ! La mise, continûment risquée, expose alors les gagnants de la veille à l’apologue simiesque de Warren Buffett. De sorte que le profit antérieur d’un magicien des Marchés ou d’une institution, qui intéresse les faiseurs d’argent et les vendeurs de rêve, ne nous apprend rien au premier regard sur ces orfèvres, sauf à connaître la taille de la population dont ils sont issus. Ainsi, à l’instar de Nassim Taleb, philosophe du hasard, lui-même ancien de Wall Street, confierions-nous volontiers la moitié de nos économies au trader d’exception qui émergerait d’un groupe de dix personnes, et sûrement pas le premier centime à tout autre qui fût exfiltré de milliers de ses semblables 11. Car la vérité pourrait tout simplement être que ce survivant a eu de la chance. Quelques Michel-Ange du trading, qu’on peine à apercevoir, sont peut-être tapis ici ou là : le vrai talent ne dépend pas de coups de Bourse ni des caprices de la fortune. Il est durable. Les temps de crise nous montrent combien les traders d’exception évoluent au même rythme que le nombre de débutants : les uns et les autres y sont moins nombreux. Tels, encore adulés la veille comme John Meriwether, ou tels autres comme Richard Bierbaum, météores du monopoly financier, qui avaient pu étourdir les foules au gré des épisodes spéculatifs, krachèrent avec les MarchésL’inventaire des détournements passés inaperçus (…) Voici donc une loi d'airain : les épisodes spéculatifs s’achèvent toujours par la multiplication des scandales, et cette mode trotte crescendo. Ainsi, en janvier 2008, Jérôme Kerviel prit-il sûrement une longueur d’avance sur l’Internationale des traders voyous. En mars suivant, Bear Stearns fut raccourcie sur l’autel des subprimes ; en septembre, on se pressa de sauver Freddie Mac et Fannie Mae, dont les managers qui menaient grand train n’avaient pas eu le temps de discerner la vraie nature de ces prêts pousse-au-crime ; le même mois, Lehman Brothers, joyau des banques d'affaires, quittait la scène, entraînant un séisme inédit (…) . Rien n’est pérenne qui repose sur l’imprévisible : la multitude hasarde ses rescapés, puis les remplace ou non. L’avenir nous est définitivement celé. (1) De Patrick Le Lay, PDG de TF1 en juillet 2004 (2) La Vie Financière, le 03 Novembre 2006 – « Sylvain Duport »(3) Hervé Asparre, Sylvain Duport (2007) - « Sylvain Duport : confidences d’un trader » Sur son site Internet (www.edouardvalys.com/livre-sylvainduport.jsp), l’éditeur ne manque pas de battre le fer tant qu’il est chaud. Voici tel quel « Le quotidien d'un grand trader » dans ses comptes pour le mois de février 2006 (Bénéfices/Pertes exprimés en euros) : 15 février (+23.801) - 16 février (+73.400) - 17 février (+25.458) - 20 février (+51.924) - 21 février (-55.054) - 22 février (+26.504) - 23 février (+24.059) - 24 février (+56.000) - 27 février (+64.000), soit une moyenne de 30.000 euros de bénéfices par séance de Bourse. Qui dit mieux ? Ce virtuose du trading n’a pas a priori choisi de vivre de ses rentes : il semble qu’il ait été recruté peu après par le fonds Boussard & Gavaudan Asset Management LP, dont la holding mère Boussard & Gavaudan Holding Limited (BGHL) est domiciliée sur l’île de Guernesey. (4) Mickaël Mangot (2005) - « Psychologie de l'investisseur et des Marchés financiers » (5) LCI.fr, le 12/10/2008 - « Affaire Kerviel : que savait la hiérarchie de la SoGé ? » « (…) L’avocate [Caroline Wassermann] cite également le cas des forwards contreparties face à ‘ Clickoptions ’ utilisées par Jérôme Kerviel alors qu'il ne pouvait statutairement le faire en tant que professionnel. Clickoptions est en effet une filiale de la Société Générale qui ne traite qu'avec les particuliers … » (6) Site officiel de Clickoptions (www.clickoptions.com) Rubrique Palmarès – Au cours des douze derniers mois, les dix meilleures performances hebdomadaires répertoriées font état de gains compris entre 27.158 et 66.504 euros ; le record mensuel courant (Février 2009) ressort à 120.372 euros. Rubrique ClickReview - Le bulletin mensuel qui cornait la Trading Cup (N°28, Mai 2006), dotée d’un Boxster Porsche d’une valeur de 45.411 euros TTC, et de 10.000 euros aux vainqueurs mensuels, ne reparut plus avant mars 2007 où il reprit sa périodicité mensuelle. Nulle trace des résultats du jeu ne fut consignée dans aucun exemplaire de ce bulletin. Pour mémoire, sur 406 traders classés, 38 seulement affichèrent un gain (et encore le 38ème termina-t-il à +0,11%). Le 25ème réalisa une plus-value de 6,95%. Merci à quiconque en possession de résultats plus complets de me les adresser ... (7) Surnom de Warren Buffett, investisseur boursier qui compte parmi les hommes les plus riches du monde (8) Warren Buffet (1984) - « The SuperInvestors of Graham-and-Doddsville » (9) Peter Bernstein (2000) - « Des idées capitales ») (10) L’Expansion, du 15/02 au 01/03/2001 – Interview de Pierre-Noël Giraud – « Les Marchés financiers sont devenus ...» (11) Nassim Nicholas Taleb (2005) – « Le hasard sauvage » Illustration : Dés qui roulent extrait du site Gambling Planet