Dans le cinéma américain – et plus généralement, dans l’histoire du cinéma –, il y a une personnalité incontournable (certains ajoutent « hélas »), qui est aussi bien un « phénomène culturel » qu’un « cas à part », et qui – bien plus qu’un Spielberg ou un Cecil B. de Mille, voire Charlie Chaplin – parvient tout à la fois à concilier et diviser quasi simultanément les spectateurs (des moins regardants aux plus intransigeants) et la critique (de la plus servile à la plus pointue). Il s’agit de Woody Allen.
N’importe quel cinéphile tombe un jour sur un film de Woody Allen : certains sont devenus des « classiques » (Annie Hall, Manhattan), et d’autres ont une bonne réputation (exagérée) : Zelig, Manhattan murder mystery, Match point. Sans compter que l’auteur livre une production chaque année, à la régularité quasi métronomique… Avec Woody Allen, ce qui est bien, c’est que tout le monde peut en parler. Et, c’est peut-être justement ça qui est gênant ! Surtout que ces gens-là en parlent toujours comme un « sujet de discussion » : comme on parle de la pluie et du beau temps, du prix des tomates au supermarché, ou de la dernière mode vestimentaire. C’est que, quand on parle avec le premier (ou le deuxième) venu du « dernier-film-de-Woody-Allen », on est toujours à peu près sûr de ne pas parler de cinéma : c’est du pop-cinema ; ou de l’ « easy watching », si l’on préfère. Ou encore, comme dit Godard : « Woody Allen ne voit pas. »
Et, après tout, pourquoi pas ? Le cinéma, c’est aussi un moyen de sociabilité, qui apprend à l’occasion à être… tolérant. Soit. Ce qui est bien donc, c’est qu’on peut finir par savoir à qui on a affaire : les films de Woody Allen deviennent alors une jauge. Il y a les interlocuteurs qui ont retenu deux ou trois gags du film (ce qui est déjà pas mal pour un spectateur :-), un ou deux aphorismes [ce qui est déjà pas mal pour Woody Allen :-], ou ceux qui se sont émerveillés de tel ou tel procédé technique particulier (un floutage, par exemple). Un film, c’est aussi la possibilité de partager des moments badins, sans le poids de la gravité des catastrophes du monde, et loin des intrigues de pouvoir.
Si on reprend au début, disons, autour des années 70, Woody Allen, c’est quelqu’un qui a un certain talent (de dialoguiste, surtout), et beaucoup de « culture ». Très tôt, il invente son personnage burlesque : souvent maladroit, plutôt pleutre, très volubile, et obsédé sexuel névrosé (à moins que ce ne soit tout le contraire :-). Il est de sensibilité dite « de gauche », a lu (rapidement) Freud, Jung, Shakespeare, Dostoïevski et Tolstoï. « Marxiste, tendance Groucho », lançait-il à ses débuts. Le personnage au physique ingrat (petit, malingre et… à lunettes !!!) amuse les spectateurs, qui peuvent facilement s’identifier à lui, car c’est quelqu’un de « sympathique ».
Durant cette période, il réussit certains films au burlesque délirant : Bananas, Sleeper (Woody et les robots), Tout ce que vous avez voulu savoir sur le sexe sans jamais avoir osé le pratiquer… Et, tout de suite après sa veine parodique, il atteindra une « reconnaissance mondiale » avec Annie Hall et Manhattan. Autour des années 80, ses réalisations semblent devenir à chaque fois un peu plus ambitieuses, plus mûres. C’est l’époque d’Intérieurs, Hannah et ses sœurs, September. On sent chez lui la volonté de rejoindre les œuvres graves et profondes de son maître depuis toujours : Ingmar Bergman. Et, beaucoup de critiques et de spectateurs loueront cette entreprise. Il abandonne progressivement son personnage, et régulièrement, il fera appel à des acteurs confirmés pour être ses doubles putatifs à l’écran : Michael Caine, Martin Landau ; et plus récemment : Kenneth Branagh, Robin Williams, Larry David, etc.
Dans les années 90, l’auteur, toujours aussi prolixe, livre annuellement une production, que les échotiers ont pris l’habitude, selon leurs humeurs, de qualifier, avec des variantes, de « drôle », « hilarante » et « irrésistible » ; et de moduler leurs compte-rendus autour de ses thèmes de prédilection : le couple d’intellectuels bourgeois en rupture, la religion, la culpabilité, la judéité, la psychanalyse, New York, le jazz… Mais beaucoup, même ceux qui se laissèrent séduire par le parfum de fantastique suranné ou le fond d’ « existentialisme pragmatique », commencent à se lasser. Les ficelles de scénario ne prennent plus : des personnages sympathiques, mais plutôt inconsistants, des gags répétitifs, des résolutions sans aucune portée. Parfois, un acteur (ou une actrice) suscite un intérêt poli(sson).
L’auteur installe ainsi sa routine d’habile amuseur et surtout celle du spectateur « conforté »… dans ses convictions. Et, c’est ce qui finit par irriter le spectateur exigeant. En somme, on pourrait dire que la « woody-allenisation » du spectacle – et la woody-aliénation du spectateur –, c’est le phénomène de l’auteur, à l’origine talentueux, qui se complait à refourguer sans discontinuer ses films en produits culturels, que le consommateur identifiera comme « convenables » sur tous les points de vue : qualité du spectacle (« c’est cultivé »), idéologie (bien-pensante), jeu des acteurs (conventions de la représentation) ; avec l’appui d’une critique bien indulgente. Alors, il reste les plus détachés, qui prennent la chose avec sérénité, pour son côté « ethnographique », en se disant que, même si ces films ne sont pas intéressants en termes cinématographiques, ils le sont pour ce qu’ils représentent à un instant « t » (une année, un mois ; ou, son jour de sortie), dans le champ culturel.
Ainsi, voir un film de Woody Allen, ce sera toujours un moyen de ne pas voir la dernière comédie crasse, oups, grasse avec Christian Clavier ; et aussi une façon de se dire qu’on a vu un film « intello », « d’auteurs ». Mais, du coup, on s’autorise à faire l’économie d’aller voir, dans un registre équivalent, les (grands) films d’Eric Rohmer, Luc Moullet ou João Cesar Monteiro. Par conséquent, ce n’est pas tant la personne de Woody Allen qui pose problème [évidemment, ça peut encore se discuter :-], que tout se « woody-allenise » !!!
par Albin Didon