Plus encore que les mots, parfois, c’est l’emprise d’une mélodie que nous parvenons à convoquer pour tenter de comprendre le monde qui nous entoure. Il n’en faut pas plus, alors, pour que, subtilement, le réel prenne une teinte qu’il n’avait pas auparavant. C’est d’Haruki Murakami, dans « Kafka sur le rivage » (traduction de Corinne Atlan) : « Cette fois, je ne m'aventure pas dans la forêt sans préparatifs : j'emporte une boussole, une gourde, des rations d'urgence, des gants de travail, une bombe de peinture et une serpette que j'ai trouvés dans le débarras. Je mets tout cela dans un sac à dos en nylon (qui provient également de la remise à outils), puis je m'enfonce dans la forêt. J'ai vaporisé un spray répulsif sur les parties exposées de ma peau. J'ai mis une chemise à manches longues, enroulé une serviette autour de mon cou, et je porte la casquette qu'Oshima m'a donnée. Le ciel est lourd, nuageux, le temps chaud et humide : on dirait qu'il va pleuvoir. J'ai décidé d'emporter aussi une cape de pluie au cas où. Une nuée d'oiseaux traverse le ciel bas, couleur de plomb, en se lançant les uns aux autres des cris aigus. Comme les fois précédentes, je parviens sans difficulté jusqu'à la clairière ronde. Je vérifie à l'aide de la boussole que je me dirige vers le nord, et je m'engage dans les profondeurs de la forêt. À l'aide de la bombe, e marque à la peinture jaune les troncs d'arbre près desquels je passe. Cela me permettra au retour de f trouver la clairière d'où je serai parti. Contrairement aux miettes de pain de Hansel et Gretel, ces marques-né risquent pas d'être mangées par les oiseaux. M'étant mieux préparé, j'ai aussi moins peur. Évidement je suis tendu, mais les battements de mon cœur pont réguliers. Je suis surtout motivé par la curiosité. Qu'y a-t-il au bout de ce chemin ? Voilà ce que je voudrais savoir. S'il n'y a rien, j'aimerais le savoir aussi. Je dois savoir. Tout en mémorisant le paysage environnant, j'avance pas à pas, avec lenteur et détermination. De temps à autre, j'entends des bruits bizarres. Un choc sourd, quelque chose qui tombe sur le sol, un plancher grinçant sous un poids ; et un tas d'autres bruits mystérieux, indescriptibles. Difficile d'imaginer leur origine. Parfois ils paraissent lointains, parfois ils se produisent juste à côté de moi. On dirait que la notion de distance s'étend et se rétrécit tour à tour. Des battements d'ailes retentissent aussi au-dessus de ma tête, étrangement amplifiés, irréels. Quand je les entends, je, m'arrête pour tendre l'oreille. Retenant mon souffle. J'attends qu'il se passe quelque chose. Mais en vain. Je continue à marcher. En dehors de ces bruits sporadiques, les environs sont à peu près calmes. Il n'y a ni vent, ni bruissement de feuilles au-dessus de ma tête. Seul le bruit de mes souliers qui fendent les herbes. Parfois j'écrase une branche morte qui émet un craquement sonore. Je tiens fermement dans ma main droite la serpette fraîchement aiguisée. Je sens le contact râpeux du manche en bois grossièrement taillé sur ma paume nue. Pour le moment, je n'ai pas besoin de cet outil. Mais son poids me rassure. Je me sens protégé. De quoi ? En principe, il n'y a ni ours, ni loups dans les forêts du Shikoku. Peut-être quelques serpents venimeux ? À la réflexion, je suis sans doute la créature la plus dangereuse de cette forêt. Peut-être ai-je seulement peur de mon ombre, en fin de compte. Pourtant, je sens une présence : j'ai l'impression d'être épié, écouté. Des êtres tapis observent chacun de mes mouvements. Quelque part au loin, ils guettent les bruits que je fais, tentant de deviner où je vais et pour quelle raison. Mais je fais mon possible pour ne pas y penser. Quand l'imagination s'emballe, l’illusion enfle, finit par prendre une forme concrète, cessant d'être une simple illusion. Pour briser le silence, je siffle l'air du saxophone soprano de My Favorites Things de Coltrane. Naturellement, mon sifflement approximatif ne rend aucunement compte des envolées de cette improvisation complexe, je me contente d'ajouter des notes à celles dont je me souviens. Mais c'est mieux que rien. Je jette un coup d'œil à ma montre: 10 h 30. Oshima doit ouvrir la bibliothèque. Aujourd'hui, nous sommes... mercredi, je crois. J'imagine Oshima en train d'arroser le jardin, d'essuyer les tables avec un chiffon, de faire chauffer de l'eau, de se préparer un café. Ce sont les tâches qui me reviennent d'ordinaire. Mais aujourd'hui, je suis dans les profondeurs de cette forêt, et je continue à avancer vers des lieux plus reculés encore. Personne ne sait que je suis là. Je suis seul à le savoir, avec eux. Je progresse le long du sentier qui serpente devant moi. A vrai dire, cela mérite à peine le nom de sentier. C'est sans doute un passage naturel formé par un cours d'eau. Lorsque des pluies abondantes s'abattent sur une forêt, l'eau s'écoule en torrents qui creusent la terre, emportent les herbes, dénudent les racines des arbres et contournent les rochers. Quand la pluie cesse, il reste une sorte de lit de rivière asséché qui dessine un chemin. Celui-ci est couvert en grande partie de fougères et d'herbes. Il faut être extrêmement attentif pour ne pas le perdre de vue. Par endroits, il grimpe en pente raide, que je gravis en m'accrochant aux troncs avoisinants. Je ne sais quand, le saxophone de Coltrane s'est arrêté. A présent, c'est le solo au piano de McCoy Tyner qui résonne à mes tympans : la main gauche joue des notes au rythme répétitif tandis que la droite plaque des accords denses et sombres. Comme dans une scène mythologique, la musique décrit le passé obscur d'un homme sans nom et sans visage - un passé dont tous les détails sont tirés des ténèbres comme des entrailles se déroulant à l'infini. C'est du moins ainsi que j'interprète cette musique. Le son patiemment répétitif démolit peu à peu le réel, puis le recompose. Il y a dans cette mélodie un subtil parfum hypnotique de danger, exactement comme dans cette forêt. »
Plus encore que les mots, parfois, c’est l’emprise d’une mélodie que nous parvenons à convoquer pour tenter de comprendre le monde qui nous entoure. Il n’en faut pas plus, alors, pour que, subtilement, le réel prenne une teinte qu’il n’avait pas auparavant. C’est d’Haruki Murakami, dans « Kafka sur le rivage » (traduction de Corinne Atlan) : « Cette fois, je ne m'aventure pas dans la forêt sans préparatifs : j'emporte une boussole, une gourde, des rations d'urgence, des gants de travail, une bombe de peinture et une serpette que j'ai trouvés dans le débarras. Je mets tout cela dans un sac à dos en nylon (qui provient également de la remise à outils), puis je m'enfonce dans la forêt. J'ai vaporisé un spray répulsif sur les parties exposées de ma peau. J'ai mis une chemise à manches longues, enroulé une serviette autour de mon cou, et je porte la casquette qu'Oshima m'a donnée. Le ciel est lourd, nuageux, le temps chaud et humide : on dirait qu'il va pleuvoir. J'ai décidé d'emporter aussi une cape de pluie au cas où. Une nuée d'oiseaux traverse le ciel bas, couleur de plomb, en se lançant les uns aux autres des cris aigus. Comme les fois précédentes, je parviens sans difficulté jusqu'à la clairière ronde. Je vérifie à l'aide de la boussole que je me dirige vers le nord, et je m'engage dans les profondeurs de la forêt. À l'aide de la bombe, e marque à la peinture jaune les troncs d'arbre près desquels je passe. Cela me permettra au retour de f trouver la clairière d'où je serai parti. Contrairement aux miettes de pain de Hansel et Gretel, ces marques-né risquent pas d'être mangées par les oiseaux. M'étant mieux préparé, j'ai aussi moins peur. Évidement je suis tendu, mais les battements de mon cœur pont réguliers. Je suis surtout motivé par la curiosité. Qu'y a-t-il au bout de ce chemin ? Voilà ce que je voudrais savoir. S'il n'y a rien, j'aimerais le savoir aussi. Je dois savoir. Tout en mémorisant le paysage environnant, j'avance pas à pas, avec lenteur et détermination. De temps à autre, j'entends des bruits bizarres. Un choc sourd, quelque chose qui tombe sur le sol, un plancher grinçant sous un poids ; et un tas d'autres bruits mystérieux, indescriptibles. Difficile d'imaginer leur origine. Parfois ils paraissent lointains, parfois ils se produisent juste à côté de moi. On dirait que la notion de distance s'étend et se rétrécit tour à tour. Des battements d'ailes retentissent aussi au-dessus de ma tête, étrangement amplifiés, irréels. Quand je les entends, je, m'arrête pour tendre l'oreille. Retenant mon souffle. J'attends qu'il se passe quelque chose. Mais en vain. Je continue à marcher. En dehors de ces bruits sporadiques, les environs sont à peu près calmes. Il n'y a ni vent, ni bruissement de feuilles au-dessus de ma tête. Seul le bruit de mes souliers qui fendent les herbes. Parfois j'écrase une branche morte qui émet un craquement sonore. Je tiens fermement dans ma main droite la serpette fraîchement aiguisée. Je sens le contact râpeux du manche en bois grossièrement taillé sur ma paume nue. Pour le moment, je n'ai pas besoin de cet outil. Mais son poids me rassure. Je me sens protégé. De quoi ? En principe, il n'y a ni ours, ni loups dans les forêts du Shikoku. Peut-être quelques serpents venimeux ? À la réflexion, je suis sans doute la créature la plus dangereuse de cette forêt. Peut-être ai-je seulement peur de mon ombre, en fin de compte. Pourtant, je sens une présence : j'ai l'impression d'être épié, écouté. Des êtres tapis observent chacun de mes mouvements. Quelque part au loin, ils guettent les bruits que je fais, tentant de deviner où je vais et pour quelle raison. Mais je fais mon possible pour ne pas y penser. Quand l'imagination s'emballe, l’illusion enfle, finit par prendre une forme concrète, cessant d'être une simple illusion. Pour briser le silence, je siffle l'air du saxophone soprano de My Favorites Things de Coltrane. Naturellement, mon sifflement approximatif ne rend aucunement compte des envolées de cette improvisation complexe, je me contente d'ajouter des notes à celles dont je me souviens. Mais c'est mieux que rien. Je jette un coup d'œil à ma montre: 10 h 30. Oshima doit ouvrir la bibliothèque. Aujourd'hui, nous sommes... mercredi, je crois. J'imagine Oshima en train d'arroser le jardin, d'essuyer les tables avec un chiffon, de faire chauffer de l'eau, de se préparer un café. Ce sont les tâches qui me reviennent d'ordinaire. Mais aujourd'hui, je suis dans les profondeurs de cette forêt, et je continue à avancer vers des lieux plus reculés encore. Personne ne sait que je suis là. Je suis seul à le savoir, avec eux. Je progresse le long du sentier qui serpente devant moi. A vrai dire, cela mérite à peine le nom de sentier. C'est sans doute un passage naturel formé par un cours d'eau. Lorsque des pluies abondantes s'abattent sur une forêt, l'eau s'écoule en torrents qui creusent la terre, emportent les herbes, dénudent les racines des arbres et contournent les rochers. Quand la pluie cesse, il reste une sorte de lit de rivière asséché qui dessine un chemin. Celui-ci est couvert en grande partie de fougères et d'herbes. Il faut être extrêmement attentif pour ne pas le perdre de vue. Par endroits, il grimpe en pente raide, que je gravis en m'accrochant aux troncs avoisinants. Je ne sais quand, le saxophone de Coltrane s'est arrêté. A présent, c'est le solo au piano de McCoy Tyner qui résonne à mes tympans : la main gauche joue des notes au rythme répétitif tandis que la droite plaque des accords denses et sombres. Comme dans une scène mythologique, la musique décrit le passé obscur d'un homme sans nom et sans visage - un passé dont tous les détails sont tirés des ténèbres comme des entrailles se déroulant à l'infini. C'est du moins ainsi que j'interprète cette musique. Le son patiemment répétitif démolit peu à peu le réel, puis le recompose. Il y a dans cette mélodie un subtil parfum hypnotique de danger, exactement comme dans cette forêt. »