Ce n'est pas par hasard que Léo Ferré composa l'un de ses plus beaux poèmes : La mémoire et la mer. Il s'agit bien là de ressacs sans cesse recommencés, qui disent le passé tel qu'il fut et tel qu'il aurait pu être ! Indispensable recomposition des souvenirs, pour que de ce qui fut naisse ce qui adviendra, inscrit dans la lente continuation des jours ordinaires et la construction de soi, humble, forcément humble dans le geste de porter des pierres par-dessus les pierres. A la faveur d'une offre d'interview pour explorer la mémoire d'un quartier de Bordeaux où j'ai longtemps travaillé, (j'en reparlerai), je me suis retourné sur mes pas. Sur mes pas de maître d'école qui, à leur façon, ont également ouvert le champ de ma réflexion philosophique. C'est ainsi que j'ai "retrouvé" Julie Fernandez, vingt-six ans aujourd'hui en Californie et le futur qu'elle s'est forgé au prix, peut-être, du pari pascalien qui consiste à croire que l'on croit. N'aimant, jamais, faire les choses à moitié, mon regard s'est mu plus loin dans mes souvenirs et j'ai retrouvé, aussi, Didier Maître qui accompagna un temps mon adolescence hors du temps. Il n'y a pas, a priori, de lien entre ces deux "retrouvailles". Elles ne sont pas du même corps de la mémoire. Elles ne sont pas de la même banalité. Et cependant j'y distingue comme un agencement qui ne tient pas au sens mais à l'émotion. La philosophie s'est longtemps méfiée des émotions tout au moins jusqu'à Schopenhauer. Mais nous savons aujourd'hui, après tant de faillites théoriques, qu'elles sont un terreau à revisiter sans cesse. Pour que, précisément, du sens en émerge alors qu'il nous fait cruellemnt défaut dans un monde devenu illisible. Je crois, fondamentalement et par expérience sensible, que la mémoire n'est pas un cénotaphe, sans corps donc, mais une écriture de l'avenir. Les deux retrouvailles que j'ai faites, si différentes soit-elles et quel que soit le prolongement qui en viendra, agiront sur mon regard comme il va au fil des jours. L'expérience du réel n'a de validité que passée au tamis de la sensibilité singulière, fût-elle opaque. Julie Fernandez et Didier Maître, si lointains soient-ils, pourraient n'être qu'un chemin de littérature. Mais il me plaît de penser l'inverse. L'aventure humaine est toujours possible, même si nous ne faisons rien, pourvu que nous ayons quelque aptitude à la présence...