Le Passé devant soi (2008), de l’écrivain rwandais Gilbert Gatore, est d’une tout autre nature. Ce livre, écrit cette fois-ci non pas par un observateur extérieur mais par un réfugié du génocide, est moins de l’ordre du témoignage que du ressenti. Il dit – et le titre le signifie bien – la difficulté de vivre avec sur les épaules le poids de ce drame, avec ce passé dont on ne peut faire abstraction quand il s’agit d’envisager l’avenir – et ceci que l’on soit du côté des tueurs ou des rescapés, même si cela ne peut se manifester de la même façon chez les uns et chez les autres.
Le tueur. On découvre Niko à l’entrée d’une grotte dans laquelle il compte fuir son passé. Niko est muet, complètement muet, depuis le jour où il est sorti du ventre de sa mère. A l’intérieur, son esprit est un labyrinthe, son imagination un champ fertile. A l’extérieur, son corps est parfaitement sculpté, son visage l’est trop : comme un masque, dur et figé ; et son sourire fait froid dans le dos. Ce mutisme, ce masque, sont-ils ceux de la culpabilité ? Peut-être. Dans sa grotte, Niko sera bientôt l’otage de ses démons, venus à lui sous l’apparence de singes. A l’entrée pend la dépouille d’un des leurs… comme flotterait le fantôme du père abattu par son fils ? Difficile d’interpréter les symboles présents dans cette caverne où Platon ne retrouverait pas forcément ses petits… On devine des ombres ; tenter de les percer à jour est une autre affaire. Et à multiplier les hypothèses et les fausses pistes, on risquerait d’en dévoiler trop…
La rescapée. Isaro était encore une petite enfant au moment du génocide, dont elle a été sauvée par des expatriés français qui l’ont emmenée avec eux en France et l’ont adoptée. Devenue une belle étudiante parisienne, elle se rend compte de la vacuité de l’existence qu’elle mène un matin où, montant le volume de sa radio, elle entend une information sur la surpopulation carcérale au Rwanda ; quand elle en parle à ses camarades, elle ne trouve qu’indifférence et résignation. Isaro décide de retourner au Rwanda pour recueillir les témoignages des témoins, victimes et acteurs du génocide, afin que cette somme constitue une mémoire commune des Rwandais d’aujourd’hui.
Une mémoire commune ; un passé, sinon indifférencié, du moins partagé. A aucun moment dans le roman, j’y pense seulement maintenant, Gilbert Gatore ne mentionne les noms des ethnies à jamais associés au génocide – ni le nom du pays, d’ailleurs. Il y a simplement les « tueurs » et les « barbares ». Et parmi ces tueurs, Niko le muet, Niko le simple d’esprit, est la figure même de l’innocence… et pourtant il est indéniablement coupable, une culpabilité qui n’appelle aucun pardon.
Mais l’écrivain ne cherche pas à régler les comptes de son pays. La quête du roman est plus profonde : la difficulté de vivre avec « le passé devant soi », disais-je ; une difficulté qui confine à l’impossible. Car, finalement pessimiste, Gilbert Gatore ne semble voir aucune issue à ce malaise sans fond.
Le Passé devant soi
de Gilbert Gatore
Phébus, 2008
216 p., 18,50 euros