Je pars d’Ivano-Frankivs’k très optimiste. D’abord, j’ai été un bon garçon la veille. Je me suis couché tôt, sacoches faites, batteries chargées, Gaxuxa huilée, bidons pleins et corps enduit de citronnelle de façon à éviter que les nombreux moustiques d'Ivano ne m’empêchent de dormir.
Je pose mes roues sur le tarmac à 5h45 pile. Le temps est tout à fait glacial. Heureusement, il n’y a pas encore tellement de vent et aucune circulation. Je caresse le fantasme de me rendre tout d’une traite à L’viv, à 140-170 km. Tiens, ça me rappelle… Je me souviens d’un match de hockey, une fois, nous étions en première place de la ligue et affrontions les pires sacs de jute de tout Montréal. Nous les avions rossés à chaque rencontre depuis trois ans et nous atteignions justement notre apogée en tant qu’équipe. Dans le vestiaire avant le match, notre superstar disait : « Vingt à zéro. Vingt à zéro. Y me faut vingt pour être content. » Je me rappelle avoir regardé le vieux Gom qui me fixait et Alex-le-Vet aussi, et nous n’approuvions pas. Dans mes souvenirs, nous avons fini par remporter ce match 7-6, après avoir remonté le score dans les dernières minutes. En tout cas, je me souviens de nos mines déconfites dans la douche. Et la leçon était là qui pendait comme un fruit plus que mûr. Mais rien n’est plus volatil qu’une leçon de modestie.
Donc, me voilà en Ukraine des années plus tard à viser plus de 150 km dans ma journée. Vingt-zéro. Sauf que… ho ! Y a une petite côte en sortant d’Ivano. Puis encore une. Puis ensuite un long, long, long faux plat, mais vraiment faux. C’est précisément quand j’arrive à la moitié de cette grimpette que le vent se lève. Le vent terrible des derniers temps. Le même. Sauf que les autres jours, le vent débutait à 13h. Là, le voilà déjà. À peine huit heures et ça souffle à écorner les yeux. Je prends une pause vers 9h. Je constate que je n’ai même pas 30 km au compteur. Je repars et mon pneu arrière recommence à faire des siennes. Cette fois, ce n’est plus qu’il perd de l’air, c’est qu’il est usé, simplement, effacé, poli, lisse, fini, kaput, nyet-nyet-nicht-gut. Il se barre d’un côté l’autre sur l’asphalte pourrie de cette section trente fois raccommodée. Bon. Ça monte, ça vente, mon pneu chie et la route est moche. Au moins, c’est frais, j’ai la forme et y a aucun trafic. Je ne perds pas encore espoir. Je pousse fort, ce matin, à cause de mon objectif ambitieux. Je me maintiens juste à la limite de la douleur.
Vers dix heures trente, je fais une autre pause à Kalyoush. Je lis un chapitre ou deux en tentant d’avaler un cappuccino chimique imbuvable. Je repars à peine que je tombe sur un bazar de fringues usagées. Comme on gèle sec dans la région, précisément depuis que j’ai oublié mon manteau à Constanta, je fouine un peu. Je trouve un chouette truc pour 2€, que j’enfile tout de suite. Je sors à peine de la petite place que je croise un cycliste sur un vélo sérieux. Je l’arrête et lui fais comprendre par signes qu’il me faut un pneu. C’est Victor, un autre de ces Ukrainiens improbables, qui va laisser tout tomber de sa journée pour aider un pur étranger. Il m’amène dans un autre bazar, où sévissent trois boutiques mobiles de fournitures cyclistes. Dans la première, je trouve une chambre à air. La seconde est fermée, mais dans la troisième, je trouve un pneu pas trop mal qui fera office de pneu de rechange.
Je m’escrime contre vents et dénivelés jusqu’à midi. Je suis parti depuis six bonnes heures et le compteur n’indique que 40 km. C’est désolant. Trop crevé pour sentir la faim, je me contente de massacrer un chocolat aux amandes avant de repartir dare-dare. Objectif, désormais, tenter de faire la moitié du parcours (entre 70 et 90 km), de façon à m’alléger la journée du lendemain. Le vent redouble, me bloque même dans les descentes, et je trime très dur jusqu’à trois heures. Ça y est, 70 km. Là je dévalise un petit commerce où j’achète du pain, du fromage, des noix et un verre de hvas. Pas moyen de manger tranquille, y a un exalté de la vodka qui me vocifère des trucs en langue locale. S’en fout, que je lui dise no hablo ton affaire, man. Puis il me martèle l’épaule en répétant « mamouu, mamouu, mamouu », un truc du genre. Je crois qu’il veut que je sois sa mère, ou que je dorme avec sa mère, ou que sa mère parraine ma thèse de doctorat, j’en sais rien. Tout à coup, un autre surgit, et ils se mettent à s'engueuler à mon sujet, aucune idée sur quelles bases, mais je ne trouve pas ça bien rassurant. Soudainement marre, je range les sacoches, la bouffe à moitié mangée, pêle-mêle, je monte en selle, je remercie tout le monde, spassiba, dyakuju-dyakuju-dyakuju les aminches ! Je ne roule pas deux cent mètres que je trouve un grand champ vide bordé de platanes où je m’affale sans atermoiement. Je reste là une demie-heure à admirer les nuages qui vont et viennent, qui s’assemblent et se séparent, en apparence sans heurts, remplis de paix et de splendeur.
Je redémarre sur des cuisses endolories, avec l'idée de m'arrêter dès que je trouve un coin vert ou une auberge à six sous. Alors les villages quasi-fermés et semi-fantomatiques se succèdent, suivis de longues lignes vides entourées de champs immenses sans habitations ni aspérités où cacher mon campement. Je traverse une jolie rivière avec des plages de sable, mais il y a foule de chaque côté du pont. Je scrute l’horizon et aussi loin que porte ma vue, les gens pataugent dans l’eau. Sympathique, mais peu discret. Alors je continue. J’enfile de longues sections d’étalement urbain, enserrées d’immenses blocs de béton pourrissant de part et d’autre de la route. Je trouve bien un bosquet, mais en plein cœur d’un village, face à l’église. Je poursuis. La route s’arrête soudain dans une sorte de presque-bidonville tzigane. Trois branches de chemin de terre s’en détachent. Je les emprunte l’une après l’autre en vain, puis je me résous à demander ma route. Une vieille dame, un jeune homme, deux garçons, personne ne semble reconnaître cette région du globe et quand je leur pointe leur propre village sur la carte, ils exorbitent les yeux, apparemment aux prises avec une sidérante attaque de crainte mystique.
Je dois donc revenir sur mes pas de 10 km. Un type à vélo m’accompagne du centre-ville jusqu’à la route que je cherche. C’est un raccourci. Fantastique. Un petit lac borde bientôt la route. Je prends chacun des cinq chemins menant à la grève, mais je ne trouve nulle part où planter la tente. Corniches étroites, dénivelés importants, branches et racines… Tout au bout du chemin, une clôture barbelée, bardée d’instructions en caractères cyrillique très gras, se terminant par un point d’exlamation. Je remonte en selle.
Le soleil décline rapidement. Je regarde l’horloge de mon compteur : 20h. Oh-oh. Je vois que je viens de passer le cap des 100 km aujourd’hui. Je n’en crois pas mes yeux, jamais j’aurais cru ça ce matin. Je vois des fermiers travaillant au champ près de la route. Je m’arrête pour leur demander si je peux camper. Il font non de la tête en gesticulant. Pas sûr s’ils ont compris. Je continue. J’avise un petit resto avec jardin. Je décide de refaire le coup du je-prends-le-gros-souper-mais-je-plante-ma-tente-derrière. Rien à faire, nyet, nyet, nyet. Je reprends donc la route, désormais affamé et… plutôt cassé des jambes. Une jolie dame au coin de la rue. Je lui demande un peu mon chemin, je souris, eh-eh-eh, camping ? Hôtel ? Dodo ? Je mime le fait de dormir, la tête sur les mains… Elle ne comprend pas grand chose à mes explications et m'assure du bout de son ongle peinturluré que je me trouve 30 km à l’Est de ma route. Je la quitte l’angoisse au cœur. Aurais-je dévié tant que ça ? Je pédale en regardant la carte, cherchant les endroits où j’aurais pu me gourer de sortie ou prendre le mauvais virage. Je tombe sur toute une famille qui discute devant une belle maison plantée sur un immense terrain gazonné. On me rassure tout de suite, je suis en plein là où j'espère me trouver. Ouf. Je remercie cordialement, puis, assez directement, je pointe l’herbe en demandant « camping ? », tout sourire, tout gentil, tout… fatigué. Nyet, nyet, nyet ! Ils me montrent le Nord, énergiques, sûrs d’eux. Kamping, da, da. Par là ? Da, da, da. Par là. Ok. C’est la route de L’viv, de toute façon. Alors go.
Il y a des petits chemins de terre montant la colline qui borde la route. J’en prends un au hasard. L’endroit est parfait, sauf pour ce qui est de la montagne de fumier juste à côté. J’y pense un peu. Non, pas possible. On repart. Je prends un autre de ces sentiers. Il y a un petit espace plat, mais directement à la vue d’une dizaine de résidences. Je rebrousse. À gauche ! Une maison en chantier ! Parfait-parfait. Je vire dans l’entrée. Un vieux type méfiant et son chien se mettent à m’invectiver. Je ne comprends rien de qu’ils disent, mais ils s’arrêtent de déblatérer quand je pose pied à terre. Je les salue gentiment, je souris. Il me font signe de déguerpir. Bon. Lorsque je reprends la route, le soleil vient de plonger derrière la colline. J’allume les lampes et je me résous à me rendre de l’autre côté, de façon à avoir assez de lumière pour monter mon campement. Il y a un tout petit boisé au sommet. Je descends de la Gachou et je la traîne par le guidon jusqu’aux grands troncs, mais le sous-bois grimpe à près de deux mètres de hauteur et les arbustes y sont d’une vigueur rébarbative. J’ai beau chercher, je ne trouve pas où étendre ma minuscule maisonnette, sinon dans le chemin de service. Mais si une voiture l’empruntait pour revenir d’une cuite, vers 3h du matin ? Nous repartons.
Finalement, avec l’astre du jour sur le point de disparaître au fond de la vallée, je saute dans un champ, n’importe lequel. Je tente tant bien que mal de me placer derrière les bosquets, mais ça n’a plus vraiment d’importance ; il fait presque nuit déjà, je suis sur le point de devenir invisible. Je défais les sangles et je dépose les sacoches dans le foin. Une piqûre. Deux piqûres. En lâchant les sacs je récupère l’usage de mes mains et je me carre une légère gifle sur la joue droite. Plof. Sept ou huit moustiques tombent au sol et ma main est constellée de petites taches de sang. Splof. Pareil de la gauche. Je regarde mes jambes et on dirait que je porte un pantalon en chair d’insecte ! Ouah ! Vite-vite-vite. Je sors la citronnelle et je m’en enduis la peau généreusement. Les sales bêtes roulent sous ma paume et se noient dans le liquide. J'en ai plein les mains, que j'essuie sur mon maillot. Eurk. Je monte la tente en un temps record, malgré la difficulté que j'ai à me concentrer sur la tâche. Un me pique dans la narine, l'autre sur le coin d'une lèvre, encore un sur la paupière… Je me demande si ça peut devenir dangereux… En allant chercher les sacs pour les glisser sous l’abside, je vois les derniers rayons du soleil éclairer une chatoyante couronne de moustiques, un dense nuage de micro-vampires tournoyant au-dessus de ma toile de tente. Je fourre tout mon bagage à l’intérieur, je ferme l'abside et la chambre et je monte ma couche en me contorsionnant en tous sens. Une fois tout en place, je décide de souffler un peu avant de partir le réchaud. Je m’allonge sur le dos et je respire à fond. Mon ventre grogne qu'on croirait un troupeau d'ours dévorant des éléphants. Heureusement qu’il fait froid, parce que la casamolle n’a pratiquement aucune aération lorsque la fermeture éclair est fermée. Juste devant mes yeux, des dizaines de dards pulsent et reniflent, attroupés sur la toile de la chambre intérieure.— Salut les gars.
Je commence à les compter, juste comme ça, pour rire. Pour pouvoir l’écrire. J’en suis à cent-cinquante quelque, puis… tout devient flou.
Le coq chante. Les chiens jappent. Il fait jour. 4h. Je sors pisser. En quelques gestes irréels, je défais le camp et hop ! Ça roule. À partir de ce point, la pente descend vers L’viv, la route est excellente, le vent est finalement favorable, et le pneu ne se comporte pas trop mal. Je réalise que j’ai une faim de loup. Rien touché depuis hier matin. Dans une sorte de torpeur mécanique je vois s'approcher graduellement le chapeau jaune-gris de la pollution atmosphérique recouvrant la cité du lion. J’entre dans la L'viv bien avant midi.© Éric McComber