Trois livres récents de James
Sacré, lus par Antoine Emaz. On peut lire aussi la note de lecture que Tristan
Hordé a consacrée au troisième livre commenté par Antoine Emaz : Bernard Pagès, élancées de fêtes mais tenant au socle du temps
Paroles
du corps à travers ton pays – poème de
quatre pages accompagné de deux gravures sur bois de Jacky Essirard – 16
exemplaires – éd. Atelier de Villemorge
En première page : « Le secret du monde qu’on aura vu et rien / Qu’on
aura compris ». A la chute du poème : « Te faire l’amour m’égare
en mon corps / Jusqu’au serrement de muscle / Qui touche à mon
ignorance. »
Chez Sacré, on ne sait pas. Ce qu’on comprend, ou devine, ou pressent ne
devient jamaissavoir sûr, selon le
processus habituel de conservation et d’empilement. Ici, dès l’apparition du
moindre signe de figement en certitude, s’enclenche le processus de
modélisation, à coups d’approximations, mises en doute, interrogations
scorpionesques… Rien de stable sauf peut-être le paysage et le corps :
deux éléments qui ne sont pas durables mais qui ancrent le présent de vivre. Il
peut y avoir hésitation dans la saisie du paysage, il peut y avoir doute dans
la lecture du corps – le sien ou celui de l’autre – mais pas dans le fait brut,
la matérialité du corps ou du pays :
« On a fait l’amour longtemps. »
ou
« Un pays traversé longtemps, toi (…) »
donc
« Parcourir / Ton corps ou ton pays (…) »
Ce n’est sans doute pas un hasard si le poème est dédié à « Mary » et
si le pays traversé est « quelque part dans le haut du Maryland ».
Même si « plus nous faisons l’amour / Moins ton corps est celui / D’un
pays précis. »
L’articulation corps/paysage/jouissance reste très claire : on a ici une
sorte d’archétype ou figure ou modèle du bonheur sacréen. Cette harmonie est
dominante dans ce poème, et les couleurs chaudes des bois-gravés de Jacky
Essirard l’accompagnent bien. On savait que chez Sacré on peut être heureux, ce
poème le confirme, mais cela n’interdit pas d’être conscient des limites ou de
la fragilité de ce bonheur. Il n’élimine pas la violence du dehors :
« Plus tard on entend de longs miaulements / Et des sirènes de voitures de
police / Précipitées dans la violence. » Et surtout, rien n’est
hors-temps : « Quand ça viendra que je ne pourrai plus bander /
Peut-être que m’en restera le désir / Ou seulement / Du souvenir »
Mais cette conscience de la fêlure n’inverse pas la donne : Sacré reste un
grand poète contemporain du sentimentamoureux..
Portrait
du père en travers du temps-lithographies couleur de Djamel
Meskache – éditions La Dragonne – 75 pages – 18 €
Dès la première page on retrouve la musicalité savante de l’écriture de Sacré,
son élégance désinvolte, son débraillé millimétré, son faux naturel qui fait un
vrai style : « Si je crois pouvoir penser / Te garder vivant dans ces
mots / C’est évidemment pas vrai, c’est / Que du plaisir ou de la peine / Qu’on
entendra dans mon poème, ça n’est que moi / Qui reste vivant. / Tes derniers
gestes vers mes yeux / Pour mettre ensemble nos cœurs silencieux / S’ils
pensaient pas déjà / A cet aujourd’hui sans toi ? » (p.11)
Le principe de ce livre est assez clairement indiqué par le titre :
rassembler chronologiquement les poèmes écrits à propos du père durant la
période, pour ce recueil, 2001-2008. La figure paternelle est déjà très
présente dans l’œuvre, mais c’est la première fois qu’elle devient centrale
pour tout un livre. Et pourtant, si elle hante et revient sans prévenir en
mémoire, cette figure reste comme en creux : « Mon père dont j’ai si
peu connu le cœur au fond de son visage / Mon père comme un secret, celui qu’on
entend dans le travail quotidien / Un secret pour rien. »(p. 42) Ou
encore, plus loin, comme une reprise avec variation : « mon père dont
j’ai si peu connu la vie, si peu / Les sentiments ses plaisirs (m’en a pas
parlé souvent) » (p.62).
Ce manque de netteté tient sans doute pour une part au caractère rude et
taiseux du père, mais également à la fragilité des souvenirs :
« l’eau courante de ma mémoire » (p. 57), « le souvenir, de
moins en moins précis, que j’en ai » (p. 45). Passé instable, passé déjà engagé
dans un processus de dissolution, d’effacement, que l’on sait définitif :
« Tout se mélange de souvenirs et de visages / Et bientôt plus rien,
presque plus rien : / Le poulet refroidit, les souvenirs aussi / Demain
qui vient, tout s’en va où ? » (p. 67)
Mais Sacré montre aussi comment le souvenir peut resurgir au détour d’une
expérience présente : « le peu de sureau fleuri là devant » (p. 58),
un voyage (p. 39), le bleu de la bouillie bordelaise (p. 49), un cimetière à
Saint-Benoît-du–Sault (p. 47) ou à Didi-Slimane (p.71)…
Le poème est alors moyen de conserver un peu ce passé, de le fixeren mots : ainsi pour le père, mais en
orbite autour, toute une théorie de figures familiales, vies minuscules dont
seul le poème conservera trace : Tante Madeleine (p. 21), Tante Denise (p.
28), Carmen Pouzet (p. 41), l’oncle Ernest (p. 67)…
Le livre pose la question de la filiation : « Tout ce que mon père
est en moi / Et qu’en même temps ça n’est pas lui. » (p. 21) Il y a donc
une forme de continuité, mais Sacré insiste davantage sur la rupture : à
travers la figure du père disparu, c’est tout un monde qui est perdu. Et
d’abord une langue, le patois vendéen : « La langue natale nous
quitte / Avec ceux qui nous la disaient. » (p. 15) Mais aussi un
pays : « Il y a que ce paysage a disparu / Les chemins que je
prenais, l’arrangement des pâtis, des prailles, les fontaines / Tout a été
défait on ne sait plus très bien / A quoi correspondaient les noms de
lieux-dits qu’on a gardés. » (p. 45) Et enfin, tout ce monde paysan du
travail manuel et de la vie chiche et rude, mais simple et en osmose avec la
nature.
Un beau livre, que les lithographies couleur de Djamel Meskache accompagnent de
façon sobre et juste.
Bernard Pagès : élancées de fêtes,
mais tenant au socle du monde
Editions La Pionnière/Pérégrines, non paginé, 28€
Ce volume d’une centaine de pages n’est pas un catalogue, même s’il a été
publié en marge d’une grande exposition Pagès dans le pays d’Aix. C’est un
livre, une rencontre entre deux créateurs, entre deux « gestes »,
plastique et poétique. A la dernière page du livre, Sacré indique bien ce
compagnonnage à travers une double interrogation : « Par des gestes
qu’il y faut, sculpter n’est-il pas toujours / Projeter vif ou douloureux le
corps / En l’espace indifférent du monde ? » et un peu plus loin,
« Comment m’y prendre avec un poème / Pour dresser un corps de grammaire
et de mots / Qui serait là respirant le monde ? »
Les belles photos des œuvres de Pagès forment la moitié du livre ; les
textes de Sacré les accompagnent, alternant proses descriptives et rêveries en
vers libres. D’entrée, James Sacré place l’œuvre de Pagès sous le signe de la
tension : « quelque chose des ruines que sont les colonnes de Pagès,
en même temps que le paysage est mis debout », ou inversement « La tension
maximale d’une forme en train de se défaire. »
Mais au fil des sculptures on voit bien que la rencontre entre les deux univers
poétique et plastique a lieu essentiellement sur deux points : la
sexualité et la nature. Érection-éjaculation pour La renversée, Sculpture II, L’essoufflée, L’Auréolée, Surgeon renversé
II… Sacré parle de « (sa) vision fantasmée de la sculpture »,
mais ce faisant il rejoint et révèle ce qu’il y a de pulsionnel dans le travail
de Pagès.
L’autre point de rencontre est la rêverie sur la nature et la campagne. Ainsi,
pour Surgeon 33 : « j’ai
tout de suite pensé à de grandes feuilles de maïs cassées et qui se
relèveraient après le passage de vaches sorties de leur pâture. » Ou bien,
pour Le grand scarabée, on retrouve
la tristesse de Sacré face à la disparition du monde paysan : « Timon
tenu / Par de vieilles planches que défont le temps, l’Histoire. / Travail
paysan mort, geste fou qui reste / C’était pas la fête… ou si ça l’est toujours
/ Sans qu’on sache ? »
On l’aura compris, même si le texte part toujours de la sculpture, et donc
d’une certaine façon la commente, ou propose une lecture, le poète ne se mue
jamais en analyste, esthéticien ou historien de l’art : il reste dans une
saisie que l’on pourrait peut-être qualifier de primitive, sensuelle, intégrant
l’œuvre de Pagès dans son univers. Dès lors qu’il y a matière (langue ou métal,
pierre) et maniement, il ne peut y avoir d’abstrait pur, mais continuel rebond
de rêverie et de mémoire.
Contribution d’Antoine Emaz