D'autres vies que la mienne d'Emmanuel Carrère

Par Mango


Ce livre est un exercice d’admiration pour des personnes touchées par un immense malheur qui brise leur vie mais que le malheur rend plus fortes. Les trois histoires racontées sont vraies et touchent l’auteur de très prés. Ce pourrait être trois nouvelles racontées successivement mais ce qui en fait un vrai roman, c’est l’attention que leur porte Emmanuel Carrère, qui s’intéresse ici à d’autres vies que la sienne, contrairement à certaines de ses dernières œuvres.

J’avais beaucoup aimé son livre : «L’Adversaire» sur l’énorme mensonge fait par Jean-Claude Romand à sa famille, en vivant, pendant 17 ans, la vie d’un médecin qu’il n’était pas et préférantles tuer tous, père, mère, femme, enfants, afin qu’ils ne sachent jamais la vérité.L’auteur s’intéressait déjà alors à une autre vie que la sienne, puis il est revenu à ses propres fêlures et j’ai moins aimé «Un roman russe», où il règle des comptes avec son passé familial.

Mais ce dernier livre sorti cette année 2009, «D’autres vies que la mienne »,m’a beaucoup plu. Les trois histoires évoquées forment une chaîne continue et on passe de l’une à l’autre avec beaucoup de naturel, sans étonnement.

Il s’agit tout d’abord d’un jeune couple ayant perdu leur fille de 4 ans à cause du tsunami Le grand-père, à qui elle avait été confiée un moment, ne peut rien faire pour la sauver, emporté lui-même par l’immense vague. Les jeunes parents s’en sortiront en s’impliquant pour aider d’autres personnes à retrouver les leurs.

Leur petite fille s’appelait Juliette et une autre Juliette va mourir à son tour, à 33 ans. C’est la belle sœur de l’auteur, la sœur de sa femme, juge d’instance d’une grande efficacité, atteinte d’une récidive d’un cancer qui l’avait déjà contrainte à toujours s’appuyer sur des béquilles. L’auteur décrit ses derniers jours vécus en famille, jusqu’à la dernière fête de l’année à laquelle elle aurait voulu assister pour voir ses trois petites filles jouer sur les planches, ce qu’elle ne put réussir, emportée par la maladie quelques jours auparavant et soutenue jusqu’au bout par son mari.

Après sa mort, Etienne, son meilleur ami, son collègue au tribunal d’instance de Vienne, tient àraconter à la famille, et au romancier en particulier, quelle juge efficace elle était. Lui-même, atteint aussi de cancer, a dû être amputé d’une jambe. Ils étaient très complices dans leur travail et se complétaient pour défendre les plus faibles dans leurs démêlés avec les sociétés de prêts qui les ruinaient. 

Ce livre est bouleversant, poignant et cependant d’une grande sobriété. Seul l’essentiel est dit. Il en résulte le sentiment d’une grande humanité. Les personnages ne sont pas des héros, ce sont des gens ordinaires qui ont eu à se confronter à des événements très douloureux et injustes et qui ont su ne pas sombrer dans la dépression ou la révolte. Ils souffrent, leur vie s’est écroulée mais ils finissent par reprendre le dessus d’une façon ou d’une autre. On se dit que ce qui leur arrive peut aussi nous arriver, que c’est une question de hasard, de chance, bonne ou mauvaise et c’est ce qui fait peur.Et ce qui apaise aussi. La fin du livre est magnifique et j’éprouve une grande admiration pour l’auteur, capable d’écrire avec tant de sensibilité, de délicatesse et de maîtrise. C’est un très beau livre !

D’autres vies que la mienned’Emmanuel Carrère (P.O.L., 2009, roman)

crédit photo : leafar