A l’excellente exposition Ingres et les modernes, organisée au musée de Montauban, une poignée d’intégristes catholiques vient d’opposer sa version, qui pourrait s’intituler Ingres et les archaïques et, plus surement encore, Ingres et les imbéciles. Comme je l’avais déjà souligné dans ces colonnes, l’intégrisme religieux se nourrit d’inculture, et la fratrie (un frère et deux sœurs) qui a saccagé dimanche dernier une œuvre du peintre Ernest Pignon-Ernest vient d’en administrer une preuve tout à fait édifiante.
L’exposition, dont je donnerai un compte rendu dans ma prochaine chronique, s’attache avec talent à mettre en parallèle une vingtaine de toiles célèbres du maître et des œuvres modernes et contemporaines qui en sont directement inspirées. Détournements et interprétations libres en font naturellement partie. La municipalité de Montauban s’honore de s’impliquer dans cet événement jusque dans les rues de la ville, afin que l’art soit mis à disposition du plus grand nombre. Les bus sont ainsi décorés d’une célèbre affiche des Guerrilla Girls qui reprend la Grande odalisque. Autre œuvre majeure, La Source, a inspiré au graphiste Invader une mosaïque, rue du Tescou.
Partant d’un dessin d’Ingres – une étude d’anges pour le Vœu de Louis XIII (1822-1824) – Ernest Pignon-Ernest a choisi d’apposer sur la façade de la cathédrale deux grands dessins représentant des anges. En conformité avec ce que suggère le dessin original d’Ingres, conservé au musée de Montauban, l’artiste a donné aux anges un sexe, et un sexe féminin. Ce détail a suffi pour provoquer l’ire pudibonde de trois catholiques intégristes qui ne sont plus des gamins, puisqu’âgés de 23 à 28 ans. Ces derniers se sont donc adressés à l’évêché, puis à la mairie, pour dénoncer « l’impudeur » de l’œuvre. Devant l’absence de réaction de ces deux institutions (aucun autre fidèle ne s’était a priori plaint et la mairie avait reçu l’aval préalable de l’évêché), ils ont résolu de rendre eux-mêmes « décents » ces dessins lors d’une expédition nocturne, et de coller du papier journal sur ces sexes que l’on ne saurait voir. L’acte de censure fut heureusement interrompu par la police, mais l’un des anges n’en a pas moins été mutilé.
« Je m’interroge sur les fantasmes de ces jeunes gens. Où en sont-ils pour être troublés par de telles images ? Il y a un refus du corps qui m’étonne pour des jeunes. De plus, le catholicisme véhicule l’image d’un homme à demi-nu cloué sur une croix qui est bien plus violente », a réagi l’artiste, contacté par la Dépêche du Midi. En effet, on est en droit de s’interroger et, peut-être, de les plaindre.
Ce geste particulièrement imbécile nous replonge loin dans le temps, à la querelle concernant le sexe des anges qui fut tranchée (si l’on peut dire…) lors d’un concile tenu à Byzance en 1453, alors même que les Turcs assiégeaient la ville. De ce débat, d’apparence futile eu égard aux événements tragiques qui l’entouraient, vient l’expression « querelles byzantines ». Pour autant, ce concile ne manquait pas d’intérêt. Comme le souligne l’anthropologue Bernard Saladin d’Anglure, « il s’agissait peut-être du dernier grand débat de fond de l’Europe chrétienne sur les catégories de sexe, dans ce lieu privilégié qu’était Byzance, au point de rencontre de l’Orient et de l’Occident, de traditions asiatiques (réservant une place de choix aux rapports hommes/femmes et à la sexualité dans leurs représentations de l’univers) et de traditions judéo-chrétiennes (imputant à la femme la faute originelle et faisant de la ʺconcupiscenceʺ la source de nombreux maux) ». On le sait, c’est la tradition judéo-chrétienne qui, hélas, l’emporta. Mais, à la lumière de ce texte, on comprend encore mieux ce qui dut « choquer » le commando familial improvisé : les anges de Pignon-Ernest portaient ce sexe féminin, si diabolisé par Augustin d’Hippone et si « maléfique » qu’il ne fut quasi jamais représenté en peinture ou en sculpture, jusqu’à 1866 et L’Origine du monde de Courbet.
La cadette de ces Pieds nickelés du puritanisme affirme n’avoir « rien contre l’art ». Et d’ajouter : « De toute façon, dans la religion catholique, les anges n’ont pas de sexe. Sauf ceux de la chapelle Sixtine… Mais eux, ils sont pudiques. » Que penser de cette tentative de justification de la dégradation d’une œuvre artistique apposée sur un édifice public ? Entre ignorance, naïveté, obscurantisme et cuistrerie, c’est l’embarras du choix qui nous fait hésiter. Michel-Ange avait choisi de donner à ses anges des sexes masculins. Cette qualité était-elle suffisante pour les rendre «pudiques» aux yeux de la jeune femme ? Ce ne fut guère l’avis du pape Paul IV qui fit pitoyablement habiller par Daniele da Volterra les nudités des fresques peintes par l’artiste.
Manifestement, pour ces trois iconoclastes amateurs, les représentations sexuelles n’ont pas droit de cité au fronton des édifices religieux. S’il leur était arrivé de lever quelquefois le nez de leur missel tridentin pour observer les sculptures des églises, ils auraient cependant eu des raisons bien plus fortes de se montrer « choqués ».
Un chapiteau de Sainte-Marie de Saint-Benoît-sur-Loire montre en effet un homme et une femme exhibant leurs sexes ; sous le manteau de l’église Saint-Martin de l’Isle-Adam, on trouve une représentation de la Luxure sous forme d’une caresse bucco-génitale ; un phallus érigé figure sur la stalle du chœur de la cathédrale de Salamanque. Les chapiteaux et tympans des églises des XIe et XIIe siècles qui jalonnent le chemin de Compostelle comportent de nombreuses représentations scabreuses où les sexes sont clairement apparents. On pourrait encore citer une scène d’accouplement dans le couvent de l’église San Gregorio de Valladolid, et trois positions tête-bêche fort luxurieuses, l’une sur un soliveau du XVe siècle de Montreuil-Bellay, l’autre sur la fontaine gothique Saint-Michel de Forcalquier, la dernière dans le chœur de la cathédrale de Tolède. Sans parler d’un accouplement more canino au chapiteau de Saint-Julien du Mans.
Après avoir été interpellés et entendus par la police, puis relâchés, les trois vandales attendent, paraît-il, « une réaction ». La seule qui vaille, face à trois personnes voulant imposer leur vision archaïque du monde à tous, mais aussi face aux tentatives intégristes, quelles qu’elles soient, de s’immiscer dans la sphère publique, est la fermeté et le soutien sans réserve apporté aux commissaires de l’exposition et à l’artiste. Rappelons d’ailleurs ce qu’écrivait Mgr Rouet, archevêque de Poitiers, dans son essai, L’Eglise et l’art d’avant-garde (Albin-Michel, 160 pages, 19 €) : il regrettait fort justement les tentatives de censure qui s’inscrivent « dans l’inflation des pratiques répressives exercées aussi bien par les pouvoirs politiques que par certaines associations de défense de la moralité publique. »
Pour l’heure, ce que la fratrie aura au moins obtenu, c’est de donner à l’exposition Ingres et les modernes une visibilité nationale évidente. Leur action fut donc parfaitement contreproductive. Tant mieux pour le musée, tant mieux pour Montauban, la ville de l’oncle Fernand des mythiques Tontons flingueurs. Michel Audiard, auteur des dialogues savoureux que l’on sait, prête d’ailleurs à son héros, campé par Lino Ventura, une réplique on ne peut plus adaptée à la circonstance : « Les cons, ça ose tout, c’est même à ça qu’on les reconnaît ».
Illustrations : William Bouguereau : ses anges, à l’évidence, sont sexués. - Posture (église San Gregorio) - La Luxure (église Saint Martin, L’Isle-Adam) - Tête-bêche (Montreuil-Bellay).
LES COMMENTAIRES (1)
posté le 29 octobre à 14:01
Les anges étant de purs esprits, c'est à dire purement/uniquement esprit, ils ne sont pas rattachés à un corps. Ils sont représentés ainsi, en enfants blancs pour la pureté qu'ils représentent, et avec des ailes peut être (je n'en suis pas sur) pour signifier l'agilité des anges dans le sens où ils se déplaçent à la vitesse de la lumlière, sans obstacle ni contrainte.
Mettre à un ange un caractère, féminin ou masculin,est donc tout simplement une belle erreur.