Le film est un succès : le 8 septembre 1943, Cocteau note dans son journal : «Paulvé montre L'Eternel Retour aux journalistes du cinéma de la Madeleine. Ensuite, déjeuner de la presse chez Maxim's. Ni Jeannot ni moi n'y allons. Les téléphones commencent à midi et demi. Tout le monde pleurait.» La radio de Vichy fait contre mauvaise fortune bon cœur : «Nous n'aimons pas M. Jean Cocteau, mais il faut avouer que son film est admirable.» Du jour au lendemain, c’est la célébrité pour Jean Marais. Poursuivi par des hordes d’admiratrices, aveuglé par les flashs des reporters, assailli de coups de téléphone, il découvre les merveilleux côtés de la renommée (et le style de vie qui va avec, dont Cocteau a fini par se lasser), mais ne se fera jamais au revers de la médaille. C’est sa mère qui répond aux 300 lettres qu’il reçoit par jour : elle imite son écriture, et note soigneusement les photos envoyées pour éviter d’adresser deux fois la même à la même personne.
En plein Paris occupé, les œuvres surprenantes de Cocteau trouvent leur adéquation avec les espérances d’un public qui se plait à rêver d’une autre réalité. Les occupants fermeraient presque les yeux, trop contents que les Français pensent à autre chose qu’à se rebeller. Mais les thuriféraires de la Révolution Nationale crachent leur bile à longueur de colonne. Cocteau et Marais, qui ne cachent pas leur relation, sont leur cible favorite. «Marais ? L’homme au Cocteau entre les dents», ricane Alain Laubreaux, journaliste à Je suis partout (surnommé “Je chie partout” par le poète Robert Desnos). Quand La Machine à écrire, la dernière pièce de Cocteau, est laminé par les critiques collabos, Jean Marais voit rouge.
Il tombe par hasard sur Laubreaux dans un restaurant, le cramponne, le sort dans la rue et lui refait le portrait. Chaque coup sur le visage tuméfié et sanguinolent du journaliste est ponctué du rappel de ses exécrations : «Et Jouvet, qu’est ce qu’il vous a fait, Jouvet (Paf !) ? Et Jean-Louis Barrault, qu’est-ce qu’il vous a fait, Jean-Louis Barrault (Vlan !) ?». L'épisode sera repris par Truffault dans son "Dernier métro”. L’acteur n’évitera la vengeance du boxé que par l’intervention de Cocteau, qui fait jouer ses relations artistiques, via le sculpteur Arno Breker. Jean Marais a eu chaud : Laubreaux a la rancune tenace et le bras long. Robert Desnos, qui l’avait giflé pour des raisons similaires, sera expédié dans les camps par ses soins diligents (il mourra du typhus à Theresienstadt). Mais ce coup d’éclat le rend encore plus populaire. Ce sera d’ailleurs son seul acte de résistance. On le décore de la Croix de Guerre en 1945, plus pour son incarnation de la résistance à l’occupant que pour des actes réels.
Sur les instances de Jean Marais, Cocteau entreprend de se désintoxiquer et perd du même coup sa veine créatrice pour de longs mois. Puis il se remet lentement à écrire. En 1946, son compagnon lui suggère de réaliser “La belle et la bête”, ce qui l’enthousiasme et lui fait découvrir une nouvelle dimension artistique. Viendront ensuite “L’aigle à deux têtes”, “Les Parents Terribles”, “Orphée” et bien plus tard, “Le testament d’Orphée”. Entre temps, les rapports entre ces deux monstres sacrés vont changer de nature. Cocteau adopte un rôle plus protecteur, et Jean Marais s’attache à protéger et promouvoir l’œuvre du maître vieillissant. «Cela s'est fait tout seul. Cocteau a décidé de devenir un saint laïc à un moment donné et moi j'étais jeune, j'avais envie de vivre évidemment.» Cocteau se fait une raison : «L’idée de toucher un autre être que toi me révulse. Je m‘y refuse. (…) Mes révoltes et mes souffrances ne viennent que d’un pauvre réflexe animal. L’idée de toi entre les bras d’un autre ou tenant un autre dans tes bras me torture. Seulement, je veux m’y habituer et savoir que ta bonté infinie m’en a de la reconnaissance. »
Cocteau aura une liaison avec un jeune comédien, Edouard Dermit, qui deviendra son adoptif et son légataire universel. Quant à Jean Marais, l’heure est aux films d’action où sa dimension héroïque trouve sa vraie mesure : Le comte de Monte Cristo (Robert Vernay, 1953), où il campe un Edmond Dantès tout en force contenue («Je te retrouverai, Caderousse ! Je vous retrouverai tous !»), le Bossu (André Hunnebelle, 1960), le capitaine Fracasse (Pierre-Gaspard-Huit, 1961), le Masque de fer (Henri Decoin, 1962), où il joue d’Artagnan... Une filmographie qui a pris un sacré coup de vieux depuis, osons le dire.
Jean Marais entame, lui, une longue relation avec le danseur étoile Georges Reich. Les femmes devront se faire une raison. La toute jeune Brigitte Bardot (21 ans) raconte le tournage des scènes d’amour du film “Futures vedettes” : «Il fallait vraiment que je me donne un mal fou pour essayer d’y croire, car Jean ne me donnait pas l’impression d’avoir envie de recommencer ces scènes plusieurs fois de suite. Entre Jean-Claude Pascal et lui, ma vertu ne risquait rien !» Une autre jeune et belle actrice du film, Mylène Demongeot, se désole dans une lettre à une amie : «J’ai le béguin pour un jeune danseur beau comme un dieu, Georges Reich. Un vrai dessin de Cocteau, blond avec de grands yeux verts effilés. Il ne fait absolument pas attention à moi. Normal. C’est l’ami de cœur de Jean Marais. Pas de chance !»
En 1959, Georges Reich quitte Jean Marais au bout de 10 ans de vie et de travail communs, ce qui affecte profondément l’acteur. Jean Cocteau le console : «Mon bon ange. Ce n'est plus possible de vivre avec cette angoisse de te savoir malheureux. Je maudis les distances et le travail qui nous sépare. Je suis sûr que je saurais te bercer et te dorloter et te donner tant de douceur et de chaleur que le bloc de glace fondrait autour de ton cœur.» Remis de ses émotions, Jean Marais rencontrera ensuite, Serge Ayala, dont il fera plus tard son fils adoptif. Il entame alors la série des Fantomas, où la vraie vedette, ce n’est pas lui, mais Louis de Funès.
Il aurait été ravi de vivre à nouveau aux côtés d’un Cocteau à la santé déclinante. Cocteau déclinera son invitation, car il ne veut pas lui avouer qu’il s’est remis à se droguer. La mort du poète, le 11 octobre 1963, quelques heures après Piaf, qu’il adorait, désespère Jean Marais : «Jean, je ne pleure pas. Je vais dormir. Je vais m'endormir en te regardant, et mourir, puisque désormais je ferai semblant de vivre». Mais, comme toujours, la vie reprendra le dessus. Il poursuit sa carrière cinématographique, puis, atteint par la limite d’âge des hommes d’action, il déserte peu à peu les plateaux de cinéma.
On le reverra dans “Peau d’âne” de Jacques Demy, son dernier grand rôle. Il fréquente épisodiquement les scènes de théâtre, s’installe à Montmartre, découvre la poterie, puis la sculpture. Il se retirera ensuite à Vallauris. Jusqu’au bout, concernant la vision de la société sur l’homosexualité, il réclamera le «droit à l’indifférence». Etonnante confession d'un homme qui a tenté de toucher tous les registres de la vie : «Je fais du théâtre pour ressentir les sensations que la vie ne m’apporte pas.»
Illustrations : wikipedia, Roger-Viollet, Futures vedettes/Yves Allegret, L'éternel retour/Cocteau
Retrouvez l'épisode précédent : La passion des deux Jean (1)