De Toni Morrison
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Anne Wicke
Christian Bourgeois, « Littérature étrangère », avril 2009, 196 pages
15 €
Livre bouleversant, nerveux et poétique, écrit avec des voix différentes, Toni Morrison, prix Nobel de littérature en 1993, dans un art consommé des narrations croisées, jouant avec adresse du temps et de l’espace, signe après "Beloved" l’un de ses romans les plus forts et les plus réussis.
Un roman sur les servitudes, les femmes et la nation américaine en devenir
C’est un roman sur les servitudes, au pluriel, à la fin du XVIIe siècle dans l’Amérique du Nord-Est, dans un morceau de terre coincé entre l’océan, les forêts sauvages et les plantations. Il y a bien sûr l’esclavage qui crée une coupure dans la jeune nation qui se construit, géographique d’abord, entre le Nord et le Sud, raciale ensuite, entre Européens, Africains et Indigènes. Il y a les contrats qui attachent les « engagés » blancs à leurs propriétaires peu enclins à les respecter alors que les années à payer la dette de la traversée de l’Atlantique sont terminées depuis longtemps. Il y a enfin les contraintes imposées aux femmes qu’elles soient filles, épouses, mères, veuves ou prostituées.
C’est un récit sur le courage des femmes, blanches et noires, vivant la servitude des traditions, des coutumes, des lois au service des mâles et puissants. Surpris et lentement habitués par une narration décousue, Toni Morrison nous laisse partager les pensées intimes, censées parfois, irréelles et démentes souvent, de chacune d’entre elles. Il y a Florens, à moitié folle, éprise des chaussures des maîtres qu’elle enfile au grand dam de sa mère. A la fin du roman, déchirante de vérité, cette dernière, a tua mãe, loin de l’abandonner d’elle, de son jeune frère et du Senhor d’Ortega au regard concupiscant nous prouve son amour pour sa fille en révélant qu’elle a voulu au contraire la sauver du traitement cruel des hommes. A ces êtres fragiles et plein de tendresse, il faut ajouter l’énigmatique et maladroite Sorrow, une « sang-mêlé », recueillie presque morte dans les bras mouvementés d’un fleuve, qui parle à haute-voix à un double imaginaire, qui découvre la maternité, elle qui n’a jamais senti les lèvres d’un homme sur les siennes, qui ne comprend pas la haine de Lina, servante indienne dévouée à sa maîtresse blanche, anéantie par la mort soudaine de son mari. Jacob Van Aark, homme de bien avec ses employés, rêvait de faire fortune grâce au rhum et de construire, pour la mémoire, une grande maison en pierre, pas en bois comme on le faisait alors. A sa disparition, la « famille » idéale qui rassemblait Blancs, Indiens et Noirs se délite vite. La recherche du paradis dans cette ferme isolée du Nouveau-Monde annonce dans la douleur l’avenir de la nation américaine.
C’est aussi un triste conte sur le sort difficile des premiers habitants, européens et africains, venus s’établir, de gré ou de force, sur ces terres dures et belles sur lesquelles se construit une société esclavagiste naissante. La mortalité y est impressionnante, la découverte des mauvaises herbes toujours empirique. Le contact avec la nature sauvage et encore mystérieuse est empreint de dévotion et de crainte, envers Dieu ou les forces magiques qui sont partout présents. Les divisions règnent en maître sans anéantir les solidarités ; des communautés de village se forment, tantôt accueillantes pour l’étranger, tantôt effrayées et fermées, vivant alors en vase clos.
Un hommage à la Liberté
C’est enfin un hommage à la Liberté. Dans cet univers illuminé, où l’alcool coule à flot, des individus s’obstinent à vivre libres, insensibles aux prêches des hommes de Dieu, hostiles aux liens d’acier imposés par les plantations et aux fouets des contremaîtres. Les « engagés » blancs comme Scully espèrent racheter leur délivrance en amassant suffisamment d’argent et en acceptant patiemment les humiliations. Seule la mort est plus forte, en interrompant les rêves dans ces contrées nord-américaines.
Ce sont les enfants attendus ou à naître qui portent en eux les espoirs brisés des adultes. De génération en génération, la chaîne de l’espoir ne s’est pas brisée. Le « don », c’est la miséricorde humaine. Toni Morrison a tracé, dans des plages sublimes de vérité romanesque, l’histoire d’une société coloniale et d’une nation en devenir avec ses tragédies et ses rires.