Sa voix ne ressemblait à rien d'humain.
- C'est quoi, vous ?
- Rien ne presse.
En observant le balancement de son corps, Sophie évalua que son vis-à-vis pesait dix fois plus lourd que ce qu'il paraissait. Au bas mot 800 kilos sans le chargeur. Le poids du bronze. Impossible, à moins que ???
- Je crois que je sais...
- Personne ne doit savoir avant que j'en choisisse l'heure, c'est moi qui...
Sophie le coupa d'un beau sourire.
- .. comment puis-je vous être utile, Mister Diable ?
(Résumé
des 14 épisodes précédents : la jeune Sophie accompagne le patron
de Swen Games, Jean-Benoît, qui a organisé une session de coaching au bénéfice d'un directeur hors du commun... Les aventures de Sophie vous attendentici)
Il y avait bien cinq siècles que le Diable ne s'était pas retrouvé dans les cordes. La gamine était à la hauteur de sa réputation.
- Tu commences à me plaire Sophie. 1-0 pour toi. Que t'a dit Jean-Benoît ?
- Il croit que vous êtes son directeur du développement. Il m'a dit que vous souhaitiez bénéficier d'un coaching. J'ai déjà les chocolats. Vous voulez les partager avec moi ?
- Oui, mais non. Je surveille ma ligne avant le mois d'août.
- Comment faites-vous pour peser si lourd ?
- Saleté de normes infernales. Depuis qu'ils nous ont ajouté leurs deux convertisseurs à venturi et tous ces inverseurs inertiels, on n'arrive plus a sortir en-dessous de 800, 850 avec les pleins pour la semaine. Je crame deux paires de chaussures par mois, heureusement que l'enfer a son compte chez Weston.
- Je vais savourer vos chocolats toute seule. Je vous écoute.
- Tu l'as compris Sophie, cette fonction de directeur du développement pour Swen Games est une couverture.
- C'est bien imité. Je pensais que les démons pouvaient se passer de travailler ?
- Notre vrai travail est de détourner les humains de leur chemin. Avec les religions qui pullulent, c'est du boulot. Nous avons revu nos méthodes et nous occupons maintenant le terrain de l'entreprise. Plus loin des lieux de culte, plus près du consommateur final. En plus, c'est là qu'on est le moins repérable. Bien sûr, nous choisissons nos postes avec soin.
- Directeur du développement, par exemple.
- Je ne te le fais pas dire : au coeur des décisions, de l'ascendant sur ces pitoyables créatures, du choix et de la qualité de victimes, peu de responsabilités.
- Vous n'avez pas été formé à exercer des responsabilités ?
- L'esprit des ténèbres ne peut répondre de ses actes devant quoi que ce soit. Alors tu imagines, devant d'infimes sujets ! Nous autres démons sommes préparés à éluder les conséquences de nos décisions. En tant que directeur du développement, c'est facile : tout ce qui va bien, c'est grâce à moi, le reste c'est la faute aux autres. Note bien que j'ai l'embarras du choix. Ces négligeables mortels se bousculent au portillon pour assumer, comme ils disent.
- Cette grosse ficelle marche ?
- Avant l'arrivée de Jean-Benoît, ça le faisait. Depuis quelque temps, ça se gâte. C'est là que tu interviens.
- Qu'attendez-vous de moi ?
- Je veux me débarrasser de mon stress.
- Diable ! Racontez-moi ça.
- C'est devenu inhumain, si je puis dire. C'est déjà pas un boulot facile, si en plus faut souffrir, je raccroche les cornes.
- Comment ce stress vous est-il apparu ?
- Insidieusement. Jean-Benoît m'a donné davantage d'objectifs et de moyens. J'ai aujourd'hui quinze collaborateurs, une douzaine de projets sur le feu, plusieurs grosses négociations en cours, des réunions à n'en plus finir. J'arrive avant 8h, je pars après 20h, je passe ma soirée au clavier. La nuit je rumine, je dors mal, je me réveille épuisé.
- Mettez-moi ça en scène.
- Réunion ce matin avec mon équipe. Ambiance détestable. Tout va mal. Rien de ce que j'ai demandé n'est fait comme je le veux. J'étais explosé, j'avais dormi trois heures. J'en suis ressorti avec la nausée, pour me faire remonter les bretelles par ton Jean-Benoît préféré, à qui je ne peux pas reprocher de faire son travail.
- Vous ne pouvez pas régler tout ça avec je ne sais quelle incantation ou bouillon cube de scorpion bien à vous ?
- Tu me prends pour une sorcière sur son balai ? La magie n'a jamais remplacé le travail. On n'est plus au Moyen Âge, nous avons des procédures strictes à respecter. Je dois m'en tirer comme un humain.
- Qu'avez-vous entrepris pour régler ce stress ?
- J'ai vu mon médecin qui m'a prescrit des pilules. Ca rend aussi stupide que le whisky, sans le plaisir.
- J'ai observé ça sur mon père, en effet. A part ça ?
- J'en ai parlé à un collègue Diable plus expérimenté, il m'a donné des conseils. Je les ai suivis une journée, puis c'est reparti de plus belle.
- Vous avez songé à changer de travail ?
- Avec mon âge terrestre, c'est un coup à me retrouver au pôle emploi. C'est pas en restant en peignoir devant ma télé que je vais remplir mes quotas de damnés, moi. Directeur du développement, pléthore d'imbéciles y arrivent, c'est pas la conquête spatiale ! Je dois pouvoir y arriver sans stress superflu, y a pas de raison. Comment vas-tu t'y prendre pour me tirer de là ?
- J'hésite, vous êtes quand même le Diable...
- Crois-tu que le bien existe sans le mal ?
- C'est pas une raison pour lui savonner la planche.
- Pourquoi n'aurais-je pas le droit de remplir mon rôle en y trouvant mon équilibre ? Moi aussi j'ai un coeur, je souffre comme tout le monde, je fais de mon mieux. Aujourd'hui c'est à toi, Sophie, que je demande de l'aide.
Sophie se dit qu'elle ne pouvait juger personne. Vu de près, ce Diable n'était pas si mauvais.
- Vous me semblez en effet désireux de travailler sur vous. L'objectif est bien de réussir comme directeur du développement en pesant moins sur votre équilibre ? Je ne veux pas que cela profite à votre boulot de Diable, c'est contraire à mon code éthique (NDLR : ce code est téléchargeable là).
- Tu as ma parole infernale.
- Bon, allons-y.
- Je suppose que tu vas me demander de remplir un questionnaire de personnalité et de faire avec toi un bilan de mon emploi du temps pour chercher ce qui cloche ?
- Vous n'avez pas envie de travailler avec moi ?
Le Diable se dit que, coach, ça semblait encore plus tordu que directeur du développement.
- OK, pardon, c'est plus fort que moi, faut toujours que je mette mon grain de poivre.
- Comment faites-vous avec vos collaborateurs ?
- Simple. J'ai un cahier, je note tout ce que je leur demande de faire, les objectifs, les délais. Avec ça je peux relancer.
- Où avez-vous attrapé ce procédé hilarant ?
- Mon premier patron faisait ça.
- Et ça lui a réussi ?
- Peux pas dire. Il s'est tué au volant de sa Quattroporte, son âme m'a d'ailleurs échappé de justesse.
Sophie soupira.
- Faites-moi la grâce d'oublier vos autres activités.
- D'accord Sophie, pas la peine d'utiliser des gros mots.
- Quel plaisir prenez-vous à travailler ?
- A part quand ça s'arrête, pas grand-chose. Mon stress, c'est de la souffrance.
- Si la souffrance et le plaisir étaient les deux faces de la même émotion, qu'est-ce que ce serait ?
Le Diable resta silencieux. Il comprit que Sophie n'attendait pas de lui les réponses intelligentes qui l'enfermaient dans son système.
- Ce serait comme si je me retrouvais enfin seul. Aucun lien. Plus que moi. Un bonheur coupé du monde extérieur.
- Si tout cela était réglé comme vous le désirez, qu'est-ce qu'un observateur extérieur noterait dans votre vie de tous les jours ?
- J'imagine qu'il me verrait à ma place professionnelle, libre d'agir avec mes collaborateurs et collègues, éprouvant une joie nouvelle d'agir avec l'autre délivré de tout ce poids.
- Quelle illustration concrète pouvez-vous me proposer ?
- Avec mon responsable des acquisitions je formerais un couple de travail harmonieux. Ce ne serait plus ces réunions sans fin où tout s'embourbe. Il ne se plaindrait plus et je ne le relancerais plus sans fin. Nous produirions ensemble davantage et mieux que chacun de son côté.
- Comment s'appelle votre collaborateur ?
- Olivier. 35 ans, un beau parcours, c'est moi qui l'ai recruté.
- Que ressentez-vous pour lui ?
- Je l'aime bien. Il me rappelle mes jeunes années, avec son côté naïf et généreux. Il me doit beaucoup dans sa promotion, faudrait que je rentabilise.
- Qu'est-ce qu'Olivier ferait pour vous contre ses intérêts ?
- Drôle de question. Je suppose qu'il travaille par intérêt, pourquoi en serait-il autrement ?
- Comment répondez-vous à ma question ?
- Olivier ne ferait rien pour moi contre son intérêt.
- Et vous, que feriez-vous pour lui contre votre intérêt ?
- Ben, rien non plus. Où veux-tu en venir ?
- Au pacte entre vous. Il est mince.
- Eh eh, tu voudrais qu'Olivier passe un pacte avec le Diable ?
Sophie le fixait sans rien répondre. Le Diable réalisa sa boulette.
- Ok, plus de diableries, promis. Je me concentre sur mon boulot de directeur du développement.
- Si tout était possible entre Olivier et vous, que pourrait-il se passer d'inattendu ?
- Peut-être pourrions-nous travailler plus en confiance, sans poursuivre d'intérêts précis, juste pour le plaisir de co-produire à deux. Mais quel rapport avec mon stress ? Olivier à côté de ça, c'est un détail ?
- Le Diable est dans le détail. Qu'en faites-vous ?
- A y regarder de plus près, soit je suis seul, soit en réunion, soit à deux. Et quand je me stresse seul ou en réunion, c'est pour tenter de rattraper ce que je n'ai pas réussi à créer à deux. Au fond c'est mon lien à l'autre qui produit. J'ai un fil à tirer.
- Comment ce fil pourrait-il changer votre liberté ?
- Ma liberté, c'est bien le souci. J'ai parfois le sentiment de m'enfermer dans mes anciens comportements. Face à toi, je me sens plus libre que jamais d'être moi-même. Crois-tu que cela suffise à me sortir de mon stress ?
Sophie bailla.
- Il se fait tard, Mister Diable. Je crois que vous avez assez travaillé pour aujourd'hui. Vous allez laisser tout ça infuser, et rester vigilant à tout ce que vous ressentirez de neuf autour de votre ancien stress.
- Mais Sophie, de quel travail parlons-nous ? Tu ne m'as ni conseillé, ni formé, tu n'as rien fait ?
- Si marcher à votre côté avec affection et vous écouter sans vous juger ce n'est rien, c'est vrai que je n'ai rien fait.
Le Diable rougit. Les vertus théologales n'étaient pas sa tasse de thé. Sophie avait-elle tout simplement fait preuve de charité pour un pauvre Diable ?
- Je sens que ton accueil m'a fait du bien. Je crains néanmoins que cela me gêne aux entournures dans mon premier métier.
- J'ai bien essayé de vous prévenir. C'est vous qui l'avez dit : vous avez un coeur, et comme tout le monde le droit de travailler à être vous-même. Tout dépend de ce que vous êtes prêt à lâcher pour mûrir.
- Je peux t'envoyer mon patron en coaching ?
- Celui de Swen Games, c'est fait. Pour l'autre, mon agenda est très chargé. Occupez-vous déjà de vous, le reste viendra en prime.
- Merci Sophie, je me sens plus léger !
Sophie scruta l'énergie qu'irradiait son compagnon. Il disait vrai. Un inverseur inertiel déréglé, à coup sûr. Personne n'allait la croire, à l'école.