Trois figures s’effacent, sont effacées, seront effacées… mais pas de
mélancolie en soubassement du poème. Il ne se développe pas vers l’élégie, le
lyrisme de la perte, la dramaturgie de la séparation… Non, cette éclipse
définitive de l’autre, sauf dans la mémoire du poète (elle-même sue temporaire)
est comme acquise, posée. En ce sens, ces trois figures sont très différentes
de celle qui est au centre de Respirer
par les yeux (éd. Wigwam, 2008). Dans ce livre chez Tarabuste, le
détachement est accompli, reste à savoir quoi exactement s’est détaché comme
bloc obscur d’absence.
Dans le premier ensemble, Lui, montagne, Meffre
évoque un vieil homme qui vit seul dans un vallon, en étroite relation avec la
montagne. La prose éclatée, semée d’ellipses, convient bien à la rugosité
simple de cette vie. Très peu de paroles sont échangées lorsque le poète
arpente cette terre avec cette première
« figure » : « On enjambe ensemble ces dépôts de bois
morts. Tant de pins sont couchés dans les pentes, troncs abattus, amas de
branches. // « Cimetière, la montagne ! » a-t-il crié, souvent.
// …il balbutie des mots ; ça cascade de sa bouche. Ca fait des cris. Ca
se crispe sur sa figure. //… il avance devant moi. » (p. 20) A plusieurs
reprises, on pense au Panturle de Giono, à la fois asocial, anhistorique, et en
osmose intime avec le milieu naturel. Aucun pathos misérabiliste ou dérive
mystique ou érémitique, cependant. L’homme aime écouter la musique particulière
du pylône EdF, mais il assume sa relégation (choisie ?) hors histoire.
Même sa mort est sans drame (p. 17) ; un simple effacement du vivant dans
le continu des choses, du paysage : « Derrière la maison, un drap de
lit a subsisté sur le fil à étendre, / bien des jours après sa mort, //imprégné
de l’air de la vallée // que le vent a fini par décrocher. » (p. 23)
La seconde figure, qui occupe la partie centrale du livre n’est expressément
indiquée que par le sous-titre du poème : « Tombeau pour André du
Bouchet ». C’est une suite de proses courtes, toujours marquées par le
suspens et l’ellipse, mais sans aucun désir d’imitation de la langue poétique
du poète d’Air. L’ensemble des
séquences est construit comme un pèlerinage, presque un récit flou, mais
chronologique : les hêtresdu haut,
la campagne enneigée, l’église, le cimetière, la tombe, le départ vers le fond
de la vallée. Dans l’évocation du paysage, l’économie d’éléments en même temps
que la force des détails (cette « traînée de sang d’un
dépeçage » dans la neige, oubien
« Dans la flaque d’huile d’un moteur, sur la tourne du champ, macèrent
quelques reflets du ciel ») rappellent la quête de la grande nature visée par la poésie de du Bouchet. Mais tout reste
discret, feutré : face à la tombe du poète, pas d’éloge funèbre, juste le
geste de redresser le vase contenant un bouquet d’iris bleus que le vent avait
fait tomber. Et la simplicité de cette tombe, à peine un tertre de terre,
ramène Meffre au temps long : « Les tombes se disloquent à l’insu
l’une de l’autre, avec le temps. La plus dépouillée ne se distingue déjà plus,
il n’y a que le sol plat. » (p. 82) L’œuvre de du Bouchet est dans le temps long,
mais il n’y a pas de durée pour la « dépouille » : le poète est
redevenu presque anonyme, même si pour « encore un moment (…) une main
redressera la dalle de schiste, si elle a glissé de côté. »
La troisième figure ramène explicitement à l’enfance de l’auteur : une
visite avec sa mère à « Aniès », « femme de la montagne »,
qui n’est pas sans rappeler l’homme du premier poème du livre. Gens simples,
gens ancrés dans une terre et des croyances qui n’ont plus cours mais ont hanté
la mémoire de l’enfant : « …perforer d’aiguilles un foie d’agneau et puis
longtemps laisser bouillir. Ils l’ont fait un matin de janvier. D’un coup, tout
s’était éteint, les chiens s’étaient calmés, tout autour. Le renvoi était
fait. » (p. 99) Un monde révolu où
le magique était encore présent, la peur panique d’un surnaturel diffus et
puissant, la force des mots, aussi : « Les mots portaient la force de
ce qui venait du dedans de ce qui avait été porté à dire. On les crachait dans
les herbes rases et ça prenait feu, et on écrasait avec le talon. » (p. 101)
A travers la figure d’Aniès, le poème fait revenir, à la fois flou et net
autant que la mémoire de l’auteur, un monde disparu dans lequel le lien
homme/nature était ancestral. Ces « figures d’oubli » emportent avec
elles une éternité fausse mais durablement crédible, qui n’a pas résisté à
l’accélération de l’histoire et des techniques :
« Des feuilles remuent aux peupliers sous les souffles. C’est toujours,
ainsi avec les peupliers. Ca peut s’animer soudain en haut, frémir tout le
long, gagner le bas d’un coup ensuite. Et puis, à peine y a-t-il encore un
froissement de-ci de-là. Arbre aux souffles. Avec faibles paroles. Arbre aux
petites facettes bruissantes, miroirs des souffles. » (p. 98)
Voilà peut-être ce que la poésie peut donner encore à entendre dans un monde
presque sourd, saturé.
Contribution d’Antoine Emaz
Joël-Claude Meffre
Trois figures d’oubli
Tarabuste éditeur, avril 2009,
110 pages, 11 euros.