Ce journaliste britannique, dont l’esprit brillant et les articles au vitriol sont appréciés autant que craints dans le monde anglophone, n’a rien d’un anticlérical ordinaire que ses adversaires pourraient facilement discréditer. Né anglican, élevé chez les Méthodistes, converti à l’orthodoxie grecque à l’occasion d’un mariage, puis remarié par un rabbin, il fut choisi par le Vatican pour jouer le rôle de l’avocat du Diable lors du procès en canonisation de Mère Theresa. Par ses nombreux voyages, il a aussi côtoyé les divers courants de l’Islam, de l’Hindouisme, du Bouddhisme et s’est frotté à des sectes aux gourous plus ou moins recommandables. Sa connaissance du fait religieux ne soulève aucun doute, et c’est justement sur cette expertise acquise au fil des années qu’il fonde son combat contre toutes les formes de culte.
Pour les uns, la couverture jaune de son livre symbolisera la lumière appelée à vaincre les ténèbres et l’obscurantisme ; pour les autres, elle évoquera plutôt la couleur du souffre… En exergue, un quatrain du poète perse, musulman libéral, mathématicien et philosophe Oman Khayyâm (1048-1131) donne le ton : « Et croyez-vous qu’à des gens comme vous, / D’esprit véreux, frustrés, fanatiques, / Dieu a donné un secret qu’il me cache ? / Eh bien, qu’importe ? Croyez donc cela aussi. »
Et de dresser la liste des massacres, répressions, tortures, lapidations, simples exactions et autres guerres qui furent commis (et le sont encore) au nom de religions qui chercheraient constamment à « se mêler de la vie des non-croyants » et n’auraient « même pas assez confiance en [leurs] propres prédications pour accepter que coexistent différentes croyances. » De l’Inquisition au 11 septembre, en passant par les hallucinations du général Boykin (qui soutenait avec le plus grand sérieux avoir pris une photo montrant le Diable, lors de la sanglante expédition de Somalie en 1993 !), l’Irlande du Nord, les conflits du Proche-Orient et de l’ex-Yougoslavie, Hitchens ne manque pas d’exemples pour illustrer son propos.
Des événements récents semblent, en outre, nourrir son argumentation. En effet, les pugilats opposant popes grecs-orthodoxes et prêtres arméniens au cœur du Saint-Sépulcre ne militent guère en faveur d’une religion non violente, pas plus que les affrontements avec les Islamistes « d’inspiration talibane » qui se sont encore produits hier au Nigéria. De même en est-il des émeutes régulièrement organisées par les intégristes Juifs (les Haredim) dans les rues de Jérusalem pour imposer leur loi à des Yérosolomitains de plus en plus inquiets – ils surnomment le quartier qu’ils occupent « Little Teheran » ! Leur milice religieuse, dont les femmes sont le plus souvent la cible, ne semble avoir rien à envier aux « brigades pour la répression du vice et la promotion de la vertu » de certains Etats théocratiques musulmans. Quant aux guerres contemporaines, le propos de Bernard Kouchner installant avant-hier un pôle « religions » au Quai d’Orsay est accablant : « Toutes les guerres que j’ai connues comportaient à des degrés divers des histoires de religion. »
L’auteur s’en prend encore aux tabous alimentaires et sexuels, non sans souligner avec ironie : « Rien – de l’homosexualité à l’adultère – n’est jamais sanctionné sans que ceux qui décrètent l’interdiction (et exigent de sévères châtiments) aient un désir réprimé de succomber à la tentation même qu’ils condamnent. » Il dénonce l’attitude des religions envers la médecine dont elles se sont souvent attachées à combattre ou ralentir les progrès. Il fustige la circoncision (si à la mode de nos jours chez les chrétiens américains) et l’excision, responsables de morts par septicémie et de dysfonctionnements sexuels ; il qualifie « d’immorale » ces pratiques imposées à des enfants incapables de donner leur consentement.
Il met également en lumière l’approche mortifère des sectes millénaristes et des marchands d’apocalypse – marchands étant le terme approprié, si l’on se réfère aux fortunes qu’ils soutirent à leurs fidèles et aux gogos sous forme de dons et de produits dérivés. Voilà qui n’est pas sans rappeler le mot cruel de Baudelaire : « Dieu est un scandale, mais un scandale qui rapporte. » Véritables alchimistes du malheur, ces marchands transmutent le moindre séisme, le premier cyclone venu, en punition divine, comme l’Eglise exploitait les épidémies au Moyen-âge. Pourtant, remarque l’auteur, tornades, foudre et raz de marée frappent aveuglément, jusqu’aux lieux de culte eux-mêmes, phénomène qui permet de réfuter, depuis Lucrèce, leur prétendue origine divine et d’expliquer pourquoi clochers et minarets sont aujourd’hui équipés de paratonnerre…
Quant aux figures marquantes des XXe et XXIe siècles, il se charge d’en déboulonner les statues trop hâtivement élevées à son goût. Martin Luther King ne trouve grâce à ses yeux, comme Jean-Paul II, que par son action politique ; Mère Theresa, dont il connaît particulièrement bien le dossier, se trouve copieusement étrillée, témoignages et documents à l’appui, ainsi que Gandhi et le Dalaï-lama. Un chapitre plus généralement consacré à l’Histoire instruit le procès de l’implication des religions dans le génocide du Rwanda et de leurs complicités avec les principales dictatures non communistes du XXe siècle. Même la théologie de la Libération d’Amérique latine se trouve épinglée. Nul doute que l’auteur pourrait partager à l’égard des partisans de ce mouvement le sentiment qu’exprimait avec malice (en 1834) Théophile Gautier dans sa préface de Mademoiselle de Maupin : « Quelques-uns [des tenants de la vertu] font infuser dans leur religion un peu de républicanisme ; ce ne sont pas les moins curieux. Ils accouplent Robespierre et Jésus-Christ de la façon la plus joviale. »
Enfin, et ce n’est pas l’idée la moins intéressante développée dans cet essai, Hitchens souligne, comme Michel Onfray avant lui, qu’il n’est pas nécessaire d’être croyant pour développer une éthique. Exemples à l’appui, il réfute le mot de Dostoïevski selon lequel « Si Dieu est mort, tout est permis » ; il s’applique à démontrer que les religions peuvent conduire à de comportements immoraux (« l’intransigeance et le dogmatisme sont l’ennemi moral du bien », souligne-t-il), tandis que les non-croyants savent, autant que les autres, obéir à une morale, laquelle, simplement, n’aura rien de commun avec la « moraline » de Nietzsche.
Lucide, l’auteur est tout à fait conscient que le phénomène religieux reste, encore pour longtemps, solidement ancré dans les sociétés humaines : « Sigmund Freud avait parfaitement raison de décrire, dans L’Avenir d’une illusion, la pulsion religieuse comme fondamentalement indéracinable, jusqu’à ce que – ou à moins que – l’espèce humaine parvienne à vaincre sa peur de la mort et sa tendance à prendre ses désirs pour la réalité. »
Ce penseur majeur de l’athéisme sait également qu’une laïcité intégriste ne saurait constituer un moyen de défense efficace. En revanche, il en appelle à l’Humanisme des Lumières comme système de pensée, afin que soit respecté le droit de ne pas croire et que la société résiste aux pressions de minorités qui tenteraient d’imposer leur vision du monde à tous – un danger réel, avance-t-il, pour l’humanité : « Face à ces phénomènes sinistres et grotesques, la solution n’est pas la chimère de la dictature séculière, mais la défense du pluralisme laïque et du droit de ne pas croire ou de ne pas être obligé de croire. Cette défense est devenue aujourd’hui une responsabilité urgente et incontournable : il s’agit même d’une question de survie. »
Illustrations : Christopher Hitchens - Interrogatoire de l’Inquisition espagnole, gravure - Michel-Ange, La Création, détail.