Le soleil s’est lâchement éclipsé, le ciel a tiré ses rideaux gris et un vent frais s’est mis à souffler. Il y avait peu de chance pour que le beau temps ne dure. Nous étions prévenus. Il n’a pas duré. Pas de surprise.
Fort heureusement, la disparition de la chaleur concorde avec notre arrivée au large de l’île de Papey, non loin de Djupivogur. Nous roulons dans la région des Fjords de l’Est.
Dans mes rêves les plus extravagants, je ne pouvais imaginer décor plus impressionnant. Presque érotique, suis-je en train de penser secrètement, pendant que mes filles alternent conflits anodins et trêves ensommeillées.
La brume fait son apparition. Elle se meut lentement à basse altitude. Elle masque pudiquement les imposants sommets volcaniques, tel un voile grisâtre qui ondule sensuellement et cache les multiples seins de granit qui nous entourent, à plusieurs centaines de mètres au-dessus de nos têtes ébahies.
Jamais vu d’aussi grosses et anguleuses mamelles, moi !
Russ Meyer peut aller se rhabiller.
Le temps se dégrade et le ciel s’assombrit encore. La route est totalement déserte ; cela fait dix bonnes minutes que nous n’avons croisé aucun véhicule. Une pluie fine et dense se joue maintenant de mes essuies glace, en mode « aller-retour toutes les 7 secondes ».
J’augmente la cadence. La bruine cesse, laissant mes deux métronomes s’activer inutilement en criant sur le pare brise. Taquine la pluie.
Le paysage change de physionomie. Mon rêve érotique s’est évanoui. Bien qu’improbable, j’entrevois maintenant un vol de ptérodactyle et je m’apprête à éviter de justesse un vélociraptor surgissant de la brume. L’île a l’impossible allure d’une Pangée. Elle s’est pris pendant quelques secondes plus de 200 millions d’années dans la tronche. C’est à la fois envoûtant et inquiétant.
Après avoir franchi un col dans le brouillard le plus complet, sur une route en terre
La météo est indécise. Le soleil hésite entre nous réchauffer de ses rayons perpétuels ou disparaître définitivement. Nous en profitons pour décharger nos affaires et planter nos tentes. Enfin, je dis « nous ». Le concept de collectivité n’est perceptible dans notre petit groupe que lorsque nous petit déjeunons, déjeunons ou dînons ensemble. Mais les aspects logistiques de notre aventure m’incombent. À moi. C’est donc à la première personne et singulièrement esseulé que je prépare le camp de base. Pendant que les donzelles cherchent avec difficulté à s’octroyer quelques rares et néanmoins bronzants moments d’intimité avec l’astre chaud qui va et qui vient selon son humeur du moment.
Je me trouve sympa. Je pourrais les impliquer davantage dans les corvées d’installation. Si je ne le fais pas c’est parce que je souhaite préserver la résistance de mes filles. Les brosser dans le sens du poil tant qu’elles acceptent de dormir dans la froide humidité d’une demeure de 2 mètres carré au sol et de se nourrir de pâtes à moitié cuites et totalement fades, ingurgités le cul dans l’herbe mouillé.
Leur épargner les astreintes d’une existence de viking est la meilleure façon de me garantir une semaine entière de baroudage sans rechignage.
Pourtant mes efforts ne paient pas. Le temps tardant à s’améliorer, notre séjour au camping de Seydisfjordur ne dure que 2 heures. Mes filles ne sont guère tentées par une 3e nuit dans le froid. Nous remballons. Enfin, JE remballe.
Sans vraiment savoir où nous passerons la nuit, nous partons dîner dans un petit restaurant vraiment chaleureux. Les murs sont recouverts de photos et d’affiches. Livres et crayons de couleurs sont à la disposition des clients. Les pizzas sont « maison », les hamburgers végétariens et les tables partagées. Mais plus que toute autre considération culinaire ou esthétique, c’est l’accès à Internet qui remporte l’adhésion totale de Louise et Garance.
Nous nous installons devant une grande table en bois occupée par un jeune Français en provenance de Nantes. Et qui sera rejoint peu de temps après nous par 3 parisiens et 1 parisienne, qui prennent place juste en face de lui. J’ai définitivement cessé d’espérer pouvoir m’isoler de mes compatriotes.
La conversation franciliano-chouanaise s’engage. J’écoute d’une oreille distraite tout en admirant les jolis dessins de mes filles. Les Français sont décidément prévisibles. Les 3 sujets immédiatement abordés sont invariablement les mêmes. Le temps qu’il fait et la provenance géographique des uns et des autres sont le préambule courtois et nécessaire à l’évocation DU thème important : « …et tu fais quoi dans la vie ? ».
À l’opposé des Islandais, qui se contrefoutent du statut social de leurs congénères et pour lesquels l’activité professionnelle n’a d’intérêt que parce qu’elle constitue un potentiel de différentiation et donc d’intérêt supplémentaire, les Gaulois se jaugent à l’aune de leurs comptes en banque respectifs.
Je caricature un chouïa.
Dans ce village entouré de montagnes, bercé par le bruit de l’eau et perdue au fin fond d’un fjord au bout du monde, j’entends mes voisins réciter leur curriculum vitae. Étant passablement plus âgé, accaparé par mes filles et heureusement assis à l’extrémité opposée de l’immense table, je ne suscite pas la curiosité de mes compatriotes et ne suis donc pas interrogé.
Nous quitterons le lieu après avoir salué nos convives, qui paraissaient déjà moins prolixes une fois leurs états de services affichés et après que notre hôte nous ait indiqué l’adresse d’une auberge de jeunesse.
Nous montons en gamme. Après la berge, l’auberge. Après le tétraèdre mou et perméable, nous préférons l’hexaèdre dur et confortable. Le masochisme a ses limites que mes filles ont rapidement délimitées.
Ma dernière expérience de cette forme d’hébergement remonte au début des années 80. À l’époque, c’est un tour d’Europe effectué grâce à la carte Interail (existe-t-elle encore ?), qui m’avait permis de découvrir les nombreuses opportunités de rencontres féminines qu’offraient ces auberges, dans les grandes villes que nous avions traversées avec mon pote Etienne. Un périple qui nous avait conduit jusqu’en Roumanie, à l’époque où cette triste face de pet de Ceaucescu, régnait encore en dictateur sur l’ancienne République socialiste.
Je m’égare.
Tout cela pour dire que dans mon souvenir, ces lieux parfaitement adaptés à la découverte nocturne de l’autre sexe, et majoritairement fréquentés par les jeunes voyageurs, n’étaient pas en revanche d’une irréprochable propreté.
Il semble donc qu’en l’espace de presque 30 ans, outre la représentativité générationnelle, la chasse aux traces fines, sombres et néanmoins nombreuses de la pilosité pubienne internationale, ait fait d’immenses progrès. Car notre auberge à nous, ici, n’a rien à envier au plus bel hôtel alentour.
Cette nuit, pour la première fois depuis notre départ, nous dormirons confortablement dans une chambre rien que pour nous.
à suivre...