- Moines, vous rendez vous compte de votre bonheur et de votre liberté? Vous n'avez pas une seule vache à perdre."
Malheureux l'homme qui n'a pas de vache à perdre! Je suis issu d'une religion où on a tout à perdre parce que cela compte, parce qu'on se refuse à se diluer dans une orgueilleuse indifférence, parce qu'on prend les armes. Je suis d'une religion où chaque brebis est importante et où on n'aime parfois en voir une s'égarer pour ressentir à quel point elle compte.
Oui, je dis malheureux celui qui n'a rien à perdre. Qu'est-ce donc que cette liberté sans contradiction, cette compassion sans charge d'âme - ne serait-ce qu'une vache? Et ces moines, ces athlètes du détachement au lieu de se bidonner devant le si-toujours-bon-sens du mèèèèèèèèèèètre, n'auraient-ils pas pu retrousser leurs manches pour aider ce pauvre paysan à retrouver ses vaches plutôt que de rester peinard assis dans le pré?
Ce genre de conte m'agace prodigieusement. Allez savoir pourquoi? Peut-être parce que j'imagine mon automobile embourbée dans un champ et une bande de lascars assis dans une posture orthopédiquement inconcevable avec l'un d'entre eux, le mèèèèèèèèèèètre, qui me conseille d'aller voir chez un garagiste au lieu de me donner un coup de main pour pousser... Car, par ailleurs, je suis bien d'accord qu'on se surcharge souvent de choses qui nous font de sacrées vacheries et dont on aurait tout aussi bien pu se passer. On ne saurait plus compter tout ce bétail matériel et psychique dont on s'encombre allégrement avec l'impression, de surcroît, d'avoir fait une bonne affaire - manière de se dédommager de cette petite voix, enrouée depuis le temps, qui hurle que ce crédit supplémentaire, c'est de la liberté plombée! En toute conscience, j'ai signé que je donnais un peu du temps de ma vie pour Monsieur Toyota, Madame Miele. Mais bien sûr, c'est de la bonne qualité, ils sont increvables ces gens-là. Il y a même bien des chances que décède avant le lave-vaisselle.
Je n'aimerais pas devenir un laborieux du robot ménager et développer une forme d'agressivité à l'égard du dépouillé que je classerai dans la catégorie des oisifs, des saintsfrançoisd'assisants. De le considérer comme inférieur parce qu'il n'a pas le culte de la déchetterie le samedi. Je n'aimerais pas sentir que je me suis engoulagué en regardant les hirondelles voler à tire-d'aile. Je n'aimerais pas blêmir en entendant ou un lisant un poète évoquer son amour d'un quotidien auquel je ne participerai plus. Je veux dire par là que c'est à chacun d'évaluer la dose de matériel qu'il est à même d'assumer dans sa vie tout en continuant de nourrir la joie qui l'habite. Parce qu'un foyer, c'est quand même de la joie avant le confort du sèche-linge. A chacun de se connaître. A chacun de rendre au supermarché ce qui est au supermarché et à son coeur ce qui est à son coeur. Bien sûr, nous avons également tous besoin de notre dose de plomb sous peine de perdre notre aplomb. La tête vers le ciel et les pieds contre la terre, chacun doit ajuster sa réglette de sens sur la position qui lui convient. D'où le bienfait, peut-être, de rejoindre nos zigotos dans leur pré. Bien qu'il ne soit pas nécessaire de se déboîter le genou gauche - ni le droite pour ressembler à une fleur de lotus. Peut-être suffit-il de regarder de belles photographies de Doisneau ou de Boubat, lire un poème de Bobin, écouter le chant du merle, une sonate de Bach ou une chanson de Coldplay. Ou même ne rien faire du tout.
Un de mes souhaits les plus chers: pouvoir en toute circonstance faire du leste. Ne pas devenir trop lourd, ne pas trop faire ployer toutes les choses fragiles et belles qui m'entourent, fragiles d'être belles, au point de les écraser et de ne plus les voir. Pouvoir me réactualiser régulièrement afin de garder intacts mes éblouissements premiers, comme lorsque je n'attendais rien - car une fois que notre moi se met à exiger comme un dû son lot d'extase, ça se gâte: certaines choses, rares, échappent encore aux lois de la consommation.
Ce qui ne veut pas dire que si vous veniez à égarer votre vache, je ne retrousserais pas mes manches pour vous aider à la retrouver.
- Un pas de plus -
La citation est tirée du très intéressant petit ouvrage Le miroir vide de Janwillem Van de Wetering, auteur de romans policiers, qui a passé trois ans dans un monastère zen au Japon.
Et si l'envie vous prend de faire du leste, je vous conseille le manuel de désencombrement de David Henry Thoreau, Walden ou la vie dans les bois.
Image: françois et fier de l'être