Une légende assez amusante circule à propos de la composition d'Anna Bolena : à l'automne de l'an 1830, alors que Victor Hugo, dans les premiers mois de l'année, avaient déchaîné les passions avec Hernani, Bellini et Donizetti se consacraient à un opéra commandé par le directeur du Teatro Carcano à Milan. Ils se trouvaient tous deux en villégiature au bord du lac de Côme : l'un sur une rive, l'autre sur une autre. Chacun avait entre les mains un livret de Felice Romani -célèbre librettiste de l'époque- et était bien décider à river son clou à son rival. Mais ce n'est qu'une légende, car la réalité fut beaucoup plus simple : Donizetti acheva Anna Bolena en décembre alors que Bellini ne reçut le livret de La Somnambula qu'au début de ce même mois. De rivalité, donc : point
Donizetti, à l'encontre de Beethoven ou de Wagner, ne cherchait pas à renouveler l'art lyrique. Il ne remettait pas en cause les conventions esthétiques de son époque et c'est même à l'intérieur de ces conventions qu'il cherchait son inspiration, sans jamais (ou rarement) essayer d'innover. Ce statut quo satisfaisait le public qui savait à quoi s'attendre, les chanteurs qui voyaient dans ces partitions l'occasion de faire briller leur virtuosité et le compositeur lui-même, qui n'avait pas à chercher midi à quatorze heures au sujet de la forme et n'avaient plus qu'à se soucier de trouver des notes et des accords capables d'exprimer les situations données.
Les opéras de Donizetti s'ouvrent quasiment toujours par un chœur introduisant la cavatine de l'héroïne ; on y trouve aussi les rencontres et séparations d'amants, les confrontations de rivaux, bien évidemment, les scènes de folie, très à la mode alors, la plus célèbre étant sans conteste celle de Lucia di Lammermoor. Quel que soit le sujet traité, l'héroïne suivra toujours le même sentier qui la conduira à la mort. (On excepte L'Elixir d'amour qui est une comédie.)
Le sujet d'Anna Bolena est simple : La figure centrale est celle de la reine Anne Boleyn, seconde femme du roi d'Angleterre Henri VIII, (la première était Catherine d'Aragon, répudiée), mère de la grande Elisabeth première, accusée d'adultère et condamnée à mort. Condamnation qui arrange bien Henri VIII lequel peut alors épouser une des dames d'honneur de la malheureuse reine, Jane Seymour. Cette dernière mourra en mettant au monde un fils et lui succèderont sur le trône, dans l'ordre : Anne de Clèves, Catherine Howard et Catherine Paar. L'opéra, lui, se contente de raconter les derniers jours du règne d'Anne Boleyn.
Anna Bolena est créé au Theatro Carcano en décembre 1830. La Pasta tient le rôle d'Anna. Paris montera l'opéra en 1831, Vienne la même année et la Scala en 1832, toujours avec Giuditta Pasta. L'accueil est chaleureux. Les représentations sont nombreuses pendant plusieurs années, puis s'espacent peu à peu. La Scala reprend l'œuvre en 1846 mais il faudra attendre 1877 pour que Anna Boléna reparaisse sur la plus célèbre scène lyrique du monde. Et après 1877 ?... Silence complet. Dans le domaine de l'art lyrique, la Scala est à la fois la salle qui donne le ton et en même temps un signal : les autres théâtres italiens suivent son exemple, puis les autres théâtres européens... Anna Bolena sombre dans l'oubli le plus total, comme beaucoup d'œuvres de la même époque, essentiellement belcantistes.
Il faut attendre 1957, et la programmation de cette œuvre redevenue inconnue par la même Scala de Milan pour que l'opéra ressuscite. Il faut dire que le rôle titre est tenu par Maria Callas, que la mise en scène est signée Luchino Visconti, que la distribution, outre Callas, comprend l'immense Giulietta Simionato dans le rôle de Giovanna Seymour, et deux voix masculines superbes, celles de Gianni Raimondi (Percy) et celle de Nicola Rossi Lemeni (Henri VIII). Mais ce n'est pas seulement Anna Bolena qui ressurgit de l'ombre au cours des années 50 : c'est toute la tradition du bel canto, remise à la mode, réinterprétée, et d'une façon magistrale, par Maria Callas. Jamais on ne dira assez ce que doit l'art lyrique à la plus grande diva du 20ème siècle et à ses interprétations souveraines, magistrales, à la fois leçons de chant et de dramaturgie.
Anna Bolena poursuit dès lors une honnête carrière, même si, pour les héritières de Callas, il est assez redoutable de s'attaquer à ce rôle (mais c'est pareil pour Lucia, pour Norma, pour Amina de La Somnambule) qu'elle a marqué à jamais. C'est cependant un rôle idéal pour faire briller sa technique, dans le « Piangete voi ?», par exemple, son sens dramatique dans le final de l'acte I, lors du cri de désespoir « Giudici, ad Anna ! » (à écouter par Callas, dans l'enregistrement live de 1957 à la Scala, tout simplement mémorable !) ; quant à la scène de folie « Al dolce guidami », elle est digne de rivaliser avec celle de Lucia.
Si les héroïnes belcantistes sont souvent assimilées à des jeunes filles éthérées sans grande consistance ni personnalité (Amina, Lucia, Elvira...), il n'en est pas de même pour le personnage d'Anna : ce n'est pas une biche, mais une lionne, décidée à se défendre jusqu'au bout, d'où la dimension très dramatique du rôle. Son air final « Coppia iniqua » est une véritable malédiction lancée sur le couple Seymour/Henri, une imprécation passionnée et rageuse que Callas, en 1957, déclame avec une vigueur insurpassable.
ARGUMENT (Le découpage en actes et scènes est, de nos jours, assez souvent modifié. De même, certains passages sont supprimés à la représentation.)
En Angleterre, en 1536. Les actes I et II se situent à Windsor, l'acte III à Londres.
ACTE I - Scène 1 - L'escalier du château de Windsor - Les courtisans commentent la passion grandissante du roi pour la suivante de la reine, Jane Seymour. Celle-ci entre ; elle est inquiéte quant aux prévenances dont la reine Anne Boleyn l'entoure. Justement, voici la reine, plongée dans de sombres pensées ; la petite ritournelle chantée par Smeaton, son page, n'arrive pas à les dissiper. La Reine sort ; Jane Seymour, restée seule, exprime librement son anxiété qui disparaît lorsque le roi vient l'assurer de son amour. Il veut faire éclater l'infidélité de la reine afin de pouvoir épouser ensuite Jane.
Scène 2 - Une cour du château - Rochefort, frère de la reine, est stupéfait de voir Percy, rappelé d'exil par le roi qu espère qu'il lui fournira une preuve de l'infidélité d'Anne. Percy avoue que son amour pour elle ne s'est pas éteint. La cour se prépare pour la chasse ; la gêne évidente de la reine encourage les espoirs de Percy. Le roi recommande à Hervey de surveiller étroitement le comportement de Percy et de la reine, tandis que Rochefort déplore le manque de discrétion de Percy et que les courtisans appréhendent ce qui risque de se passer.
Scène 3 (De nos jours, acte II) - Dans le couloir menant aux appartements privés de la reine - Smeaton chante son amour pour la reine en contemplant son portrait. La Reine arrive, accompagnée de son frère qui la supplie de recevoir Percy ; lors de cette entrevue, elle refuse d'écouter ce dernier et même de le revoir. Percy dégaine alors son épée et veut s'en frapper quand Smeaton sort de sa cachette. La reine s'évanouit, Rochefort vient la prévenir de l'arrivée du roi. Henry la surprend dans cette attitude compromettante. Smeaton proteste de l'innocence de la reine. Tandis que Jane Seymour entre, le roi réitère ses accusations et condamne les conspirateurs à la prison ; il prévient la reine qu'elle devra présenter sa défense devant les juges. C'est là qu'intervient le fameux cri « Giudici, ad Anna ! » suivi de l'air « Ah, segnata è la mia sorte » (« mon destin est tracé ».)
ACTE II - Windsor, la reine dans sa prison. Scène 1 - Les dames d'honneur essaient de réconforter la reine avant le procès. Entre Jane Seymour qui conseille à Anne de plaider coupable pour sauver sa vie. Puis, elle avoue être celle qui la remplacera auprès du roi. Après un sursaut de colère, Anna lui pardonne.
Scène 2 : Une antichambre de la salle du conseil. Henry dit à la cour réunie que Smeaton a avoué et mis la reine en cause. Celle-ci réfute les accusations portées contre elle mais avoue avoir aimé Percy avant de devenir reine. Le roi est décidé à se venger alors qu'Anne paraît tristement résigné à son sort. La reine et ses complices sont condamnés à mort. Le roi fait grâce à Percy et à Rochefort mais ils refusent cette grâce alors que la reine innocente doit mourir.
ACTE III - La prison de la reine dans la tour de Londres - La reine a perdu la raison et reproche à ses dames d'honneur de pleurer alors que c'est le jour de son mariage et que le roi l'attend. Elle chante avec extase quand elle croit voir s'approcher Percy qui lui sourit. Hervey vient chercher la reine et les trois condamnés pour les conduire à l'échafaud. Smeaton avoue avoir fait une fausse confession pour sauver sa propre vie. Anne recommence à divaguer. On entend des coups de canon et les cloches qui sonnent à la volée en l'honneur de la nouvelle reine. Anne reprend ses esprits et, cette fois bien lucide, lance une imprécation sur Henri et Jane et marche vers l'échafaud, la tête haute.
VIDEO I - Scène de la folie « Al dolce guidami », interprétée par Leyla Gencer, scandaleusement négligée par le disque et la postérité.
VIDEO 2 - L'imprécation finale « Coppia iniqua », Maria Callas, live 1957 à la Scala de Milan.