Les discussions de cinéphiles - et les critiques encore plus - contournent soigneusement les comédies populaires françaises des années 70 et 80. C'est compréhensible, après tout. D'une part, les mauvais films étaient livrés par wagons, d'autre part pourquoi se fatiguer à débusquer des « petits maîtres » quand de grands cinéastes comme Pialat ou Truffaut étaient en activité, quand les chefs-d'œuvre de Jean-Pierre Melville étaient encore nets dans les mémoires des spectateurs ?
Trente ans plus tard, les films du box-office gaulois de la décennie 1975-85 (pour faire court) n'ont pas connu de grande réévaluation nostalgique. Si les fanatiques des Bronzés ou du Père Noël est une ordure n'ont pas manqué de proliférer, si les soirées étudiantes se terminent régulièrement autour des dialogues des Tontons flingueurs, si le cap mis sur le second degré avec les crétineries de Max Pécas a tenu quelques années, il est en revanche impossible de citer Le sucre de Jacques Rouffio sans provoquer un long silence ou d'expliquer la magie du Cavaleur de Philippe De Broca sans ramer à contre-courant. « Comédie bourgeoise et franchouillarde », le couperet tombe vite et ne fait généralement pas dans le détail. C'est pourtant là, l'important : faire dans le détail, ne pas tout jeter parce que l'air du temps réclame de la comédie gentiment névrosée et de la série TV dépressive.
Dans les années 70 et 80, le cinéma populaire français a donné plusieurs films vraiment étonnants, qui tiennent toujours la route. Des produits commerciaux certes - aucune révolution cinématographique à l'horizon, ne confondons pas tout - mais une écriture sûre, stylée, un sens comique qui s'est perdu dans les limbes et une sorte d'indépendance d'esprit qui laisse aujourd'hui rêveur. En se passionnant démesurément pour la culture, en apprenant tous les dogmes critiques par cœur pour s'éviter la question des goûts personnels, les 30-40 ans d'aujourd'hui ont laissé cet héritage s'éventer. Il n'est pourtant pas interdit de voir la bouteille à moitié pleine parfois (ne serait-ce que pour la vider, n'est-ce-pas ?). Non, le cinéma commercial seventies ne se limite pas au sempiternel Sautet (« un film de bande à la Sautet») qui a donné, bien malgré lui, naissance à une tripotée de comédie molles ou franchement chiantes (Bacri-Jaoui).
Un film comme Le sucre de Jacques Rouffio, par exemple, est une réussite totale. Bâtie pour le box-office français de l'époque -Depardieu, Hanin, Carmet et Piccoli à l'affiche- cette histoire de petit porteur qui veut décrocher le pactole à la Bourse trouve un ton unique. Satirique mais pas seulement, sans garde-fous moraux ou politiques, sans refrain sociaux sur les « gros » méchants et les « petits » floués, Le sucre arrache tout sur son passage. La preuve avec cet extrait dans lequel le conseiller Grézillo (Michel Piccoli) fait la leçon à une brochette de financiers : « Nul. Nullité. Nullissime. (...) Grézillot se marre.»
Casting (ces têtes d'énarques), dialogue, rythme... c'est tout de même ahurissant, non ? Inutile de faire le parallèle avec le marasme financier des années 2000, chaque image le hurle. Rouffio et Georges Conchon (à l'écriture) trouvent un dosage parfait entre la comédie de mœurs française et un « abattage », un culot, une façon américaine de pousser la scène jusqu'à sa limite. Aujourd'hui, les deux semblent inconciliables. On reconnaître du Mocky dans l'histoire et le traitement mais Rouffio évite toujours le « gros trait » de Mocky et c'est l'une des raisons de la longévité du film.
Je pensais à cette diatribe de Grézillo en voyant, ce week-end, les Beaux Gosses de Riad Sattouf. Ce succès « critique et public », comme le veut la formule rassurante, est un film amusant avec quelques gags bien vus mais le virus de la « comédie moderne » est bel et bien là, tapi dans le scénario et les plans.
Même si l'on se marre, ça ne prend pas. Après quelques scènes drôles par exemple, Sattouf glisse plusieurs moments embarrassants avec la mère du héros et charge encore plus ce personnage en le maquant au final avec un « queutard », répugnant car présenté comme tel. Et je ne me m'attarde pas sur la scène chez les « bourges », presque incompréhensible (qui sont ces gens ?) et hautement irréaliste (la mère de famille qui se trémousse avec le jeune arabe). En sortant de la salle, on a du mal à avoir plus d'une ou deux scènes en tête. Chaque séquence semble respecter une sorte de cahier des charges du drôle, aucune ne perd les pédales -quitte à déséquilibrer le film - comme cet extrait du Sucre. Si quelques répliques des Beaux gosses reviennent ensuite dans le métro, c'est bien le bout du monde. Pourtant, pas de meilleur test pour une comédie : si vous pouffez comme un imbécile dans le métro dix stations plus tard, c'est que le job était correct. Prenez Stepbrothers (avec Will Ferrel) : séance sur les Champs-Elysées, rires étouffés au niveau de Courcelles, fou rire inquiétant Place de Clichy. Avec Le sucre, je pourrais rigoler comme une otarie tout au long de la ligne 2. Fadasse, vulgaire, bourgeoise, la comédie populaire des années 70 ? « Grézillo se marre ! »