Ocean que chacun de nous maltraite à sa manière!
Pour les biologistes, le monde aquatique est un réservoir inépuisable de surprises. Un pan insoupçonné de la biodiversité vient d'être révélé par des chercheurs de la station de biologie marine de Roscoff et du laboratoire d'océanographie de Villefranche-sur-Mer (CNRS-université Pierre-et-Marie-Curie), associés à l'université Rutgers de New Brunswick (Etats-Unis) et à l'université d'Ottawa (Canada).
Les manuels enseignent que l'arbre de la vie se ramifie en trois branches. Les eucaryotes, aux cellules complexes à noyau, dont font partie les animaux et les végétaux. Les bactéries, à cellule unique sans noyau, présentes dans l'air, le sol et l'eau. Enfin, les archées (ou archébactéries), à cellule unique sans noyau mais à la biochimie distincte de celle des bactéries. Parmi les eucaryotes, sont mis en avant les animaux et les végétaux. Or ce domaine du vivant comprend aussi, outre les champignons, les protistes : des organismes microscopiques unicellulaires, d'une très grande plasticité anatomique et physiologique.
C'est l'importance, jusqu'alors méconnue, de cette famille, que met en évidence l'étude publiée dans l'édition en ligne du 21 juillet des Comptes rendus de l'Académie américaine des sciences (PNAS). Ses auteurs ont effectué des prélèvements d'eau de mer dans des milieux très différents - océan Indien et Atlantique nord - et en ont extrait l'ADN, en utilisant des marqueurs génétiques spécifiques pour une lignée particulière de protistes : les haptophytes, des algues dont la taille varie entre 2 et 8 microns et qui se développent jusqu'à 400 mètres de profondeur. Ils ont calculé que quelques litres d'eau saline contenaient plus de 1 000 espèces génétiques différentes de ces haptophytes.
Présentes dans tous les océans du globe, ces microalgues formeraient ainsi l'une des composantes majeures du plancton marin. Ce qui, souligne Colomban de Vargas, de la station biologique de Roscoff, "remet en question l'un des dogmes de l'océanographie", selon lequel la matière organique marine est faite, pour l'essentiel, de cyanobactéries (les "algues bleues"), très abondantes mais de taille lilliputienne (moins de 1 micron). En réalité, "la biomasse des haptophytes serait jusqu'à deux fois plus importante que celle des cyanobactéries".
La découverte est d'importance. Les océans assurent en effet, grâce au plancton, plus de la moitié de la production totale de matière organique. Outre leur place primordiale dans la chaîne alimentaire, ils constituent donc - plus que les forêts - les véritables poumons de la planète, absorbant une forte proportion du dioxyde de carbone émis par l'homme et libérant une part importante de l'oxygène que nous respirons. Ils jouent aussi un rôle central dans la régulation de la machine climatique. "Comment prédire le cycle du carbone et les climats si on ne connaît pas les acteurs-clés des écosystèmes planctoniques ?, interroge Colomban de Vargas. Cette étude met en évidence l'impact fondamental et encore largement incompris des protistes sur les cycles biogéochimiques et sur les climats."
Le secret de la vitalité des haptophytes réside, peut-être, dans la variété de leur alimentation, combinant le régime autotrophe des plantes (qui produisent leur matière organique) et le régime hétérotrophe des animaux (qui la prélèvent sur d'autres organismes). Ces espèces, mixotrophes, se développent en partie par photosynthèse, mais mangent aussi de petites proies, bactéries ou algues minuscules. Pour les chercheurs, ce régime mixte serait "le moteur de la production primaire des océans". Et de leur étonnante biodiversité.