Il en va de même dans l'art contemporain -pour ne pas dire moderne- où c'est le concept qui prime. L'idée qui préside à la création qui fait tout l'intérêt de l'objet exposé. L'artiste contemporain, voire franchement moderne, doit sentir le vent conceptuel souffler dans son atelier (c'est plus facile en laissant les fenêtres ouvertes) et les idées audacieuses tomber en pluie fines sur son travail. Qu'importent l'apparence finale, le choix des matériaux ou du support, l'essentiel est d'avoir l'Idée. Et de s'y tenir. Comme celle de cette installation constituée d'une planchette de bois et de tessons de bouteilles, où les morceaux étaient agrémentés d'étiquettes descriptives du style (la chose était en anglais) "on dirait que c'est le désert", "ce serait un char", l'ensemble devant s'appeler Bataille dans le désert ou quelque chose d'approchant. L'idée étant de simuler un jeu d'enfant (encore qu'il soit dangereux de les laisser jouer avec des morceaux de verre, mais les gens éduquent leurs enfants comme ils veulent), ou bien de rentabiliser deux bouteilles cassées.
Le Centre Pompidou regorge de concepts de cet ordre, tous plus grands et magnifiques les uns que les autres. Des provocations de Duchamp jusqu'aux travaux sur la couleur de vieux messieurs très dignes, qui en sont venus (au bout de vingt ans de recherches) à ne plus peindre que des toiles carrées entièrement blanches, en passant par des choses indéfinissables faites d'objets divers agglomérés entre eux, de chaînes, de guenilles usées et d'une manivelle pour faire bouger l'ensemble avec un bruit strident. Mais il est interdit de toucher. Ou bien encore des mobiles constitués de câbles électriques, de projecteurs et de néons qui ne dépareraient pas au-dessus du bar d'une boîte de nuit. Tout cela pend du plafond, on manque de rentrer dedans à un détour de couloir, ça brille, ça tourne en grinçant, un marchand d'épouvantails n'en voudrait pas. Ce qui n'empêche pas d'éprouver un sentiment d'intérêt curieux devant la chose. C'est déjà pas mal, et c'est sûrement fait pour ça.
On peut aussi s'interroger des heures devant un tas de cailloux ornés d'une plaque d'égout en équilibre, des kilomètres des gants de vaisselle rouges attachés les uns aux autres, une mariée qui semble prête à épouser l'étrange Mr. Jack de Tim Burton, et toute une foule d'inventions du même acabit, délirant assemblage de bric, de broc, et de fonds de grenier. Mais on peut aussi admirer quelques oeuvres majeures,dont la beauté simple et épurée fait oublier avec bonheur les délires qu'une prochaine génération de conservateurs entassera dans les réserves en méprisant avec hauteur ses prédécesseurs si peu avisés. Le mauvais goût est toujours le fait des anciens.
Vers 19h, la fatigue commençait à se faire sentir. J'ai faim, j'ai mal aux pieds, je suis saturé de formes et de couleurs, je ne jette plus qu'un vague regard sur des tableaux, des sculptures et des installations qui ne m'évoquent plus grand chose. Et j'arrive dans la salle consacrée à Henri Matisse. Et c'est le drame. La prise de conscience de ne pas être grand chose devant tant de talent. Comment fait-il pour ainsi suggérer avec si peu ? J'ai ressenti à peu près la même chose devant certains dessins de Picasso que nous verrons deux jours plus tard à Montmartre, à l'espace Dali (qui leur consacrait une exposition temporaire) Pas des Picasso cubistes, du genre de ceux qu'il a fait en collaboration avec Braque. Il y en a quelques uns à Beaubourg, et j'avoue que je n'y comprend rien, c'est un fouillis de formes géométriques entassées, et ça s'appelle tantôt "guitare sur une table" tantôt "paysage de dunes" ou bien encore "joueurs de flûte sur la plage" et on se demande si par hasard quelqu'un n'aurait pas inversé les étiquettes. Non, je parle des dessins où il arrive à suggérer, en seulement quelques traits, des danseurs, un taureau, un paysage. De ceux que l'on admire pendant de longues minutes en se demandant "Mais comment ça tient ?"
Un peu comme cette oeuvre majeure de Brancusi. Ce n'est pas "juste une tête", c'est l'aboutissement d'un vrai travail pour obtenir une forme aussi parfaite. C'est lisse, ça n'accroche pas le regard, qui glisse sur cette courbe dorée en un mouvement sans fin. C'est sensuel. C'est beau. C'est une goutte non pas de bronze, mais de vie.
Dubuffet aussi, fixe la vie à sa manière. Avec du goudron et des graviers. C'est expressif à l'extrême, criant de vérité. Et l'affiche de l'exposition d'époque, présentée dans une vitrine non loin des tableaux, prévenait les spectateurs et les "victimes" ainsi portraitisées : ils sont " Plus beaux qu'ils ne le croient". Et ça me plait tellement que j'en avais fait une sorte de bande-annonce pour ces trois chroniques parisiennes.
Il serait plaisant de terminer sur cette image, mais il faut encore que je dise un mot sur l'espace Dali évoqué plus haut. Dali crée de toutes les façons possibles, par tous les temps et dans une folie joyeuse et torturée. En peignant avec ses moustaches. En balançant des choses par sa fenêtre de Montmartre puis en descendant voir ce que ça donne. En traduisant en tableaux ses rêves les plus horriblement érotiques et ses fantasmes les plus érotiquement horrifiques (à lire avec l'accent). En illustrant de ses visions quelques grandes oeuvres de la littérature mondiale (Don Quichotte...) En se proclamant roi des surréalistes. En conjurant par l'art la peur de la mort.
Ainsi en va t-il de ses fameuses montres molles. Apparaissant dans un tableau des années 30, intitulé Persistance de la mémoire elles se déclinent dans les années 70 en trois sculptures autour de ce thème du temps "mou", manière de signifier que tout le monde ne le perçoit pas de la même manière, qu'il ne s'écoule pas pour tout le monde de la même façon, et que notre naïve ambition de vouloir le "fixer" en le subdivisant en heures, en minutes, en inutiles secondes, est bien dérisoire. L'idée de départ était assez pessimiste (toute vie se termine par la mort) mais la troisième sculpture, arrive à quelque chose de plus optimiste sur le cycle de la vie, la mort précédant la renaissance, ne serait-ce que sous la forme de l'inexorable décomposition finale en humus fertile d'où sortiront de jolies fleurs... Je ne me souviens pas très bien, mais c'est l'idée dominante.
Dali était peut-être bien un peu fou, (les artistes le sont toujours un peu), mais il était également génial, visionnaire, moderne. Pour ne pas dire contemporain.