Lorsque j’étais enfant, les années 1960 faisaient exploser le désir d’ailleurs. Les cadres et employés des villes se souvenaient de leurs vacances à la campagne, le plus souvent à la ferme, et désiraient retrouver un peu de cette ambiance là, mais en couple avec leurs enfants. Ils ont fait l’essor du camping. Je me souviens de ma première tente à 7 ans, une lourde Trigano bleu roi avec chambre intérieure jaune pâle. Nous la montions comme une maison, l’armature d’abord, près du sol, surélevée au dernier moment par des piquets amovibles après avoir placé la toile par-dessus. Puis les sardines pour fixer le tout au sol. Enfin la chambre interne, maison dans la maison, où installer les matelas et les duvets pour dormir. Les toilettes étaient communes aux campeurs, en 1962 de simples trous dans des planches en bois et des pommes d’arrosage en batterie en guise de douche – une salle commune pour les hommes, une autre pour les femmes et les enfants en dessous de 7 ans.
Lorsqu’il faisait beau, monter la tente et en sortir au matin était un bonheur. Une simple toile nous séparait du dehors, l’air passait par les fibres et nous sentions déjà la température. Nous étions en phase. Les odeurs d’herbe fraîche et de pelouse juste tondue, ou parfois le parfum du café préparé par les voisins, descendait jusqu’à nos narines. Nous sortions du cocon à peine un short enfilé pour aller jouer au-dehors, ou nous débarbouiller aux toilettes du camp. Nous n’avions qu’une hâte : retrouver les copains de la veille. Les parents partaient faire des courses, nous restions à jouer en bande. Ils tenaient l’après-midi à nous emmener en excursion ; nous préférions les jeux avec les autres garçons. Ce n’était que lorsque les autres partaient eux aussi que nous suivions nos parents. Le camping était le paradis des enfants. Il ne pouvait rien nous arriver, le lieu étant clos et l’entrée surveillée.
Nous allions peu vêtus avec pour seules contrainte d’être à l’heure aux rendez-vous familiaux : vers 13 h pour le déjeuner, vers 15 h pour la promenade, vers 20 h pour le dîner et vers 23 h pour l’extinction des feux. Les petits gars en été n’aiment pas les habits, ça se salit, ça se déchire et ça gêne les mouvements. Au risque de s’écorcher, je me souviens d’un petit copain qui avait dévalé une pente tête en avant et qui était resté une bonne semaine le torse décoré de peintures de guerre. Il n’en a pas remis un tee-shirt pour cela. Le reste du temps, nous étions libres. D’une liberté inouïe, impossible dans n’importe quelle maison. Le camping assemble les gens et les enfants se mêlent, parfois les parents font connaissance, s’invitent et boivent un coup. Dans les bosquets du camp au-dessus de Royat, les terrains vides plantés d’arbres fruitiers de Bretagne, sous les amandiers d’Alicante, les pins de Menton ou les eucalyptus de Cordoue, nous jouions à cache-cache, aux bagarres à cheval, les petits montés sur les grands, nous taillions des bâtons, récupérions les balles de golf du parcours voisin, ou simplement, dès dix ans, restions à discuter de tout et de rien en comparant nos destinées. Un adulte qui nous écoutait assis non loin de là, lorsque j’avais onze ans, nous a interpellé pour nous dire de rester et de continuer, il aimait ça. Je parlais avec un gamin de mon âge, nous devions tous les deux entrer en sixième, lui dans l’est et moi en Île-de-France, nous appréhendions un peu.
Les jours de solitude, lorsque les copains partaient à quelques jours d’intervalle et que de nouveaux n’étaient pas encore arrivés ou apprivoisés, nous lisions. Je dévorais la série des Mystères d’Enid Blyton, puis Bob Morane. Les aventures étaient meilleures la peau à même l’herbe que dans sa chambre fermée dans l’année, avec les fourmis qui vous grimpaient sur les jambes ou les moustiques qui zonzonnaient en fin de journée. J’ai retrouvé cet agrément adulte, sous les tentes au Mexique, au Tibet ou en Ethiopie, les fourmis étant remplacées par des scorpions.
Les jours de pluie étaient différents des jours de beau, mais faisaient partie des vacances. Ces matins là, il faisait frais et nous ne sortions pas sans enfiler sur la peau un pull de laine et aux pieds des sandales ; curieusement, nous n’aimions pas avoir les pieds mouillés les jours de pluie… S’il pleuvait trop, pas question de jouer dehors. Nous devions nous réfugier sous l’auvent d’une tente de parents accueillants, autour de jeux de société, Monopoly, tarots ou Mille Bornes. Je me que nous avons joué, mon frère et moi, avec toute une famille de Hollandais au Monopoly de là-bas, quelque part dans le sud. Ils nous traduisaient les gages des cartes tirées dans un français composé de mots épars piqués dans leur dictionnaire. Ils étaient tous grands, secs et musclés, tout blonds et habitués à la vie en collectivité. Deux des quatre frères avaient à peu près nos âges et ils venaient nous prendre après la sieste pour aller nager à la piscine du camp. Nous n’avions pas de conversation autre que par mimiques et rires partagés, agrémentés de quelques mots appris les uns des autres, mais nous étions heureux et jouions fort bien. Même chose avec les petits Espagnols, beaucoup plus râblés, bronzés et au cuir plus épais que le nôtre, en slip de bain trois ou quatre mois sur l’année. Ils nageaient comme des dauphins, plongeaient sans même tester l’eau et s’ébrouaient joyeusement. Nous étions plus timides, surtout en début de saison, le corps pâle vite agacé d’irritations solaires, frileux du contraste entre l’eau et le dehors. Il nous fallait bien une semaine pour être de plain pied avec eux. J’ai appris de l’argot espagnol avant même d’en étudier la langue au collège.
Camper était une aventure humaine et technique, une transplantation ailleurs et dans une autre dimension. Nous portions notre maison sur notre dos, les bagages sur la galerie de l’Aronde Simca ou – plus tard – la caravane à l’arrière de l’ID Citroën. La tente, nous y sommes restés fidèles, même après que les parents aient préféré la caravane. Nous avions notre toile à côté, réservant le dur pour les jours de pluie. Le temps des vacances était bien délimité par ces habitats en camps, rien à voir avec les bungalows, les hôtels ou les maisons de famille qui rappelaient la nôtre ! Nous étions nomades, une semaine ici, un jour ailleurs ; nous pouvions partir à tout moment.
On me dit aujourd’hui que le camping familial a bien changé, est devenu plus sédentaire et plus luxueux. Il s’est rapproché du camp de vacances, organisé, socialisé, avec des salles de réunion, des activités pour enfants et des moniteurs de sport pour les ados. Est-ce mieux ? Je n’en suis pas si sûr. Mais peut-être le blogueur mondain spécialiste du sujet va-t-il nous faire l’amitié de nous écrire un Petit Champetier des campings pour nous convaincre, tout comme il existe un Petit Champerrard des meilleurs restaurants ?