Cet opéra est un ouvrage totalement atypique, surtout à l'époque où il a été composé : dans les années 1960. L'Opéra d'Aran, de Gilbert Bécaud, est pourtant une œuvre fascinante, d'une densité dramatique exceptionnelle, qui renoue avec le lyrisme de l'opéra du dix-neuvième et la tradition belcantiste tout en conservant un certain nombre de passages qui renvoient au jazz, voire à la chanson populaire telle que l'affectionnait le compositeur.
Patchwork musical éblouissant, L'Opéra d'Aran offre également un livret solide, une intrigue simple mais dont la tension ne faiblit jamais, jusqu'au drame final. Il a la rigueur des tragédies car si les héros luttent contre un environnement hostile, dur, presque inhumain, à des superstitions hors d'âge et pourtant plus contraignantes que n'importe quel autre code, ils se heurtent aussi à l'impitoyable destin qui brisera leur vie. Certes, l'héroïne, Maureen, ne connaîtra jamais le mensonge vers lequel l'a entraînée Angelo, l'homme ressuscité d'entre les morts ; mais Mickey, l'ami fidèle, devra, lui, continuer une existence morne et sans joie réelle, une existence brièvement illuminée par les rêves d'Angelo, ou plutôt ses mensonges, sa tricherie... Le drame se joue aussi bien dans le destin tragique puisque voué à la mort de Maureen et d'Angelo que dans l'écroulement des rêves de Mickey, condamné désormais à la solitude, et quelle solitude puisqu'il sait à présent que tout n'est que misère et imposture dans le monde... Ce que Sean, le revenant, celui qu'on croyait mort mais dont le retour a bouleversé la vie de l'île, lui avait déjà dit, mais qu'il n'avait pas voulu entendre. Le dernier cri de Mickey est celui du désespoir le plus total : « Aran doit le savoir / Il faut qu'on vienne voir / Celui qui a triché !... »
Cet ouvrage, Bécaud et ses librettistes, Louis Amade, Pierre Delanoë et Jacques Emmanuel le concoctent et le peaufinent depuis des années. L'entreprise est longue, et complexe. Bécaud n'est alors célèbre que pour ses chansons et le grand public, tout comme les critiques d'ailleurs, ne voient pas en lui un compositeur de musique dite « sérieuse », encore moins d'opéra. Il va falloir briser les préjugés, les idées reçues, montrer au monde musical qu'un artiste de variétés peut aussi être un très grand musicien. La réussite est éclatante, je le maintiens. Mais je ne suis pas un « spécialiste » d'art lyrique, simplement un amateur que la première audition de L'Opéra d'Aran a littéralement ébloui... au point de l'écouter, le réécouter encore et encore, jusqu'à le savoir quasiment par cœur...
La création mondiale de l'œuvre a finalement lieu le 25 octobre 1962, au Théâtre des Champs Elysées. Georges Prêtre est au pupitre. Le Tout Paris est réuni. A quoi s'attendaient alors les spectateurs ? Difficile de l'imaginer. Mais vu le climat musical dans lequel il baignait alors, il n'est pas interdit de penser que ce public devait espérer autre chose qu'un opéra qui le renverrait un siècle en arrière, même si quelques passages le replongeaient malgré tout dans l'univers contemporain.
Si la réaction du public est plutôt bonne, il n'en va cependant pas de même de celle de la presse. L'œuvre est boudée (et le terme est gentil) ; certains critiques musicaux se déchaînent même contre l'opéra. Cela ne l'empêche pas d'être joué une centaine de fois puis d'être représenté dans l'Europe entière. Bien des années plus tard, j'entendrai, au cours de l'émission de France Inter La tribune des critiques de disques un des détracteurs premiers de l'œuvre avouer finalement que « il donnerait dix ans de sa vie pour avoir écrit le final de l'Opéra d'Aran ». Sans commentaire.
La carrière de L'Opéra d'Aran en France sera plutôt chaotique. Sauf erreur de ma part, il n'a pas été programmé sur les grandes scènes lyriques françaises depuis bien longtemps (et si je me trompe, merci de rectifier) ; en 1995, il est monté en Autriche au Konzerthaus de Vienne ; Georges Prêtre dirige l'orchestre, et Bécaud interprète lui-même le rôle de Mickey. 1998 : trois représentations sont programmées au Grand Théâtre de Tours. Et après ?... Ma bonne ville de Lyon, qui se veut si culturelle, si désireuse de faire connaître le patrimoine français, semble l'avoir oublié depuis quelques... décennies... Heureusement qu'il y a l'étranger, car, comme le dit la sagesse populaire, « nul n'est prophète en son pays »...
Quelques temps après la création, l'ouvrage sera enregistré en studio avec la distribution suivante : Rosanna Carteri (Maureen) ; Agnès Disney (Mara) ; Alvino Misciano (Angelo) ; Peter Gottlieb (Mickey) ; Roger Soyer (Le père de Mickey) ; Franck Schooten (Sean) ; Michel Llado (L'homme à la harpe) ; Henri Médus (Le curé). Il est disponible en 33 tours mais je ne crois pas que la version CD ait été réalisée (et c'est bien dommage). Par contre, il existe un coffret CD de l'opéra mais avec une autre distribution. Ne l'ayant jamais écoutée, je ne sais pas ce que vaut cette version. Par contre, la version originale en 33 tours présente d'indéniables qualités, notamment lors des scènes finales, bien que la prise de son ne soit pas toujours géniale (loin de là), que Rosanna Carteri fasse parfois un usage sonore un peu exagéré de sa superbe voix et que celle d'Alvino Misciano ne soit pas toujours à la hauteur de la partition.
Parmi les moments forts de l'opéra, et musicalement superbes, il faut retenir l'ouverture, impressionnante ; à l'acte I, le retour des pêcheurs, le récit d'Angelo et la brève intervention de Maureen qui termine la scène ; la mort de Mara ; le grand air de Maureen à la fin de l'acte « Sean est mort, Mara est morte, qui me retient encore ici ?... ». A l'acte II, le duo d'ouverture entre Sean et Maureen, écrit comme une partition de boîte à musique où l'on a l'impression de voir des automates bouger sans jamais se croiser, l'entrevue entre Maureen et Mickey, l'ultime duo entre Maureen et Angelo et surtout, surtout, la grandiose, géniale scène finale où le mensonge d'Angelo éclate au grand jour et qui se termine sur les appels désespérés de Mickey.
ARGUMENT
L'île d'Aran, sentinelle rocheuse avancée dans la mer d'Irlande. Pays rude, sauvage, inhospitalier.
ACTE I - Premier tableau : le pub. Réunis autour du patron, les consommateurs échangent quelques rares répliques sur le temps, la brume. Ambiance morose de fin d'après-midi. Entre Mickey, un pêcheur, suivi de plusieurs autres hommes. Il est surexcité. Il a attrapé dans ses filets un poisson peu commun : le corps d'un jeune homme que justement portent ses compagnons. Mickey va essayer de le ranimer. Tandis que les consommateurs l'en dissuadent, les curieux se pressent à la porte du pub. Mickey les disperse et aidé de Maureen, une des filles de l'île, tente l'impossible. Les femmes reprochent à Maureen d'entrer au cabaret alors qu'elle n'en a pas le droit mais Maureen n'en a cure. Tous deux parviennent à ranimer le noyé. Mickey sort du pub, fou de joie d'avoir « ressuscité » le jeune homme.
Deuxième tableau : la falaise. Quelques semaines plus tard. Les pêcheurs rentrent au port. Mara, aveugle, suit grâce aux divers bruits qui lui parviennent, les différentes étapes de ce retour. Près d'elle, Maureen, silencieuse, entretient la barque de son fiancé, Sean, parti découvrir « le grand univers » et qui n'est jamais revenu. Sean est le fils de Mara et cette dernière pense qu'il est mort. Mais fidèle à son souvenir, Maureen refuse de croire à cette éventualité.
Parmi les pécheurs, le « ressuscité » : il s'appelle Angelo, il vient « d'un pays lointain ». Il ne sait que rire et chanter. Pêcheur maladroit, il est la risée de tous. Mickey, qui est devenu son plus fidèle ami, essaie d'imiter ses paroles mais se couvre de ridicule au grand dam de son père qui le maudit et maudit également le jour où Angelo est entré dans leur vie. Demeuré seul avec Mickey, quelques filles de l'île, et Maureen, toujours silencieuse et retirée près de la barque, Angelo « raconte » son pays : fils de prince, il habite un palais luxueux ; dans son pays, point de misère, point de brouillard, mais du soleil à profusion, de la joie et des chansons. Son récit s'adresse surtout à Maureen sous le charme de laquelle il est tombé. Subjugués, Mickey et les filles supplient Maureen de partager avec eux ce rêve, mais la jeune fille rembarre sévèrement Angelo : « Angelo des îles de nulle part, balayé comme poisson mort, que la mer et le vent ont vomi sur l'île d'Aran, sors, je te l'ordonne, sors de cette barque, tu la profanes ! » La scène se vide : il ne reste plus que l'homme à la harpe qui vient chanter la Ronde d'Innischman : une jeune fille va danser le lendemain de la mort de son fiancé ; mais au moment où les masques tombent, elle s'aperçoit que son cavalier n'est autre que la mort elle-même.
Troisième tableau : La maison de Mara - Mara, alitée, est en train de mourir, assistée par Maureen. Persuadée que son fils est mort, elle libère la jeune fille de sa promesse de fidélité et lui enjoint d'être heureuse avec un homme qui l'aime. Maureen refuse cette idée et s'accroche de toutes ses forces à l'espoir que Sean est encore vivant. Mais dans une crise de délire, Mara voit son fils s'approcher d'elle pour l'emmener et meurt. L'orage éclate avec une violence inouïe. Alors que Maureen, terrifiée, s'attend à ce que la tempête emporte la maison, Angelo arrive, ruisselant, décidé à la sauver de la mort. Maureen résiste mais la peur, le désespoir d'avoir perdu Mara et surtout l'attirance secrète qu'elle ressent pour Angelo sont les plus forts : le couple roule, enlacé, au pied du lit de la morte.
Quatrième tableau : La falaise - Quelques jours après la tempête - La foule chante joyeusement la réussite de ses efforts pour réparer les dégâts causés par l'orage. On attend l'arrivée du steamer qui vient de Galway. L'apparition de Maureen et d'Angelo, main dans la main, fait cesser les chants. Quelques voix s'élèvent pour blâmer la conduite de la jeune fille. Mais dans un superbe aria, Maureen explique les raisons de sa décision : pourquoi devrait-elle rester sur l'île alors que Sean est mort et qu'elle peut refaire sa vie, ailleurs, avec Angelo qu'elle aime ? Le steamer accoste. On jette la passerelle. Sur le pont, une grande ombre apparaît, que tout le monde reconnaît immédiatement, et dont le nom est chuchoté avec stupéfaction et terreur par la foule : « Sean ! Sean McEinin... »
ACTE II - Premier tableau - La maison de Mara - Sean et Maureen se retrouvent seuls pour la première fois. La jeune fille n'est pas partie, Angelo non plus. Entre les deux fiancés, le dialogue est difficile, presque impossible : il se réduit à un échange de phrases dérisoires. Puis Sean raconte ce que fut sa vie dans le Grand Univers, là-bas, sur le continent : bagarres, violence, meurtre, prison... Ce Grand Univers dont rêve Maureen et que décrit si plaisamment Angelo n'est que barbarie et mensonge. Maureen plaide la cause d'Angelo mais Sean reste sourd à ses arguments. Il sort. A peine a-t-il quitté la maison qu'entre Mickey : il vient persuader Maureen de s'enfuir avec lui et Angelo pour le pays lointain dont ce dernier parle tant. Mais Maureen refuse, persuadée qu'elle est que son destin est lié à jamais à cette île et à son fiancé.
Deuxième tableau - La place du village, le dimanche à la sortie de la messe - Les commérages concernant Sean, Angelo et Maureen vont bon train. Chacun pense que le drame va éclater d'un moment à l'autre entre les deux rivaux et c'est ce qui se produit à la sortie de la messe. Malgré les efforts du curé, Sean et Angelo se battent ; sans le vouloir, Sean armé d'un filin d'acier et voulant frapper son adversaire, atteint Maureen et lui crève les yeux. Sean comprend immédiatement qu'il a irrémédiablement perdu sa fiancée car le destin de Maureen aveugle est désormais lié à celui d'Angelo, l'aventurier, et le menteur. Un bref duo réunit les deux amoureux qui décident de quitter l'île.
Dernier tableau - La falaise - Alors qu'Angelo va conduire Maureen à sa barque, surgit Mickey qui supplie son ami de l'emmener avec lui. Mais l'heure de la vérité a sonné : Angelo avoue que le soleil de son pays n'en révèle que plus dramatiquement la misère. Point de prince, point de palais : seulement un pêcheur, encore plus pauvre que Mickey. Ce dernier, fou de colère et de désespoir, quitte la scène en courant après avoir révélé la vérité à Sean, entré entre temps. Celui-ci donne sa barque à Angelo et dit un dernier adieu à Maureen. Il sait qu'il ne la reverra jamais car la tempête se lève et le bateau n'atteindra pas Galway. C'est l'anéantissement qui attend Maureen et Angelo.
La barque s'éloigne. Sean contemple la mer. Entre alors Mickey, appelant de toutes ses forces son ami mais ses appels se perdent dans le fracas de la tempête. Les gens de l'île, impuissants, savent que le bateau n'arrivera jamais à destination.
VIDEO : Youtube n'offre que deux vidéos concernant L''Opéra d'Aran, aussi le choix est-il vite fait ! Peut-être y aura-t-il d'autres dans les mois à venir...
VIDEO 1 : Acte I - Le récit d'Angelo.
VIDEO 2 - Acte II - Ultime duo entre Maureen et Angelo : René Kollo et Deborah Sasson.
LES COMMENTAIRES (8)
posté le 08 janvier à 22:35
Grand merci pour cette decouverte. Je viens d'ecouter cette oeuvre pour la toute prmiere fois. une superbe musique et de tres beaux arias. Cet Opera merite d'etre au repertoire lyrique au meme titre que ceux de Poulenc, Massenet et Bizet. Pourquoi cet oubli . Becaud nous demontre qu'il est plus qu'un compositeur de variete. Il serait grand temps de lui rendre hommage.
posté le 21 février à 22:36
bonjour,
Merci pour cette excellente critique sur le dernier chef d'oeuvre vériste. J'eus l'immense bonheur, adolescent, d'entendre cet opéra avec Michel Dens et Alain Vanzo...une merveille! Mais OU trouver un enregistrement en CD?
amicalement, baryton1951
posté le 01 février à 20:07
Je connais très bien cette magnifique oeuvre lyrique puisque c'est mon père qui a crée le rôle de Sean en 1962 aux théatre des Champs Elysées...merci pour cet hommage...
posté le 01 février à 20:07
Je connais très bien cette magnifique oeuvre lyrique puisque c'est mon père qui a crée le rôle de Sean en 1962 aux théatre des Champs Elysées...merci pour cet hommage...
posté le 17 décembre à 17:49
http://www.operaaddiction.com/cd4081.html J'ai attendu environ 2 mois pour la réception des 2 cd's.
posté le 17 décembre à 17:48
http://www.operaaddiction.com/cd4081.html J'ai attendu environ 2 mois pour la réception des 2 cd's.
posté le 27 mars à 00:24
Bonjour! Tout d'abord bravo pour votre article!J'ai vu cet opéra au théâtre de Calais en 2003, et même si je n'avais que 14 ans et que je n'y connaissais rien j'ai adoré!Votre première vidéo est d'ailleurs filmée au théâtre de Calais. Impossible de me rappeler du nom d'Angelo, je ne l'ai revu qu'une fois sur scène il me semble (Don José de Carmen), mais l'autre, Mickey, c'est Jean-Christophe Grégoire. Quel bonheur de revoir ces scènes! Encore bravo!
posté le 02 décembre à 16:54
J'ai vu à l'époque l'opéra d'Aran à Paris et l'ai beaucoup apprécié. Pourquoi n'en a-t-on plus entendu parler après ? L'oeuvre mérite une réhabilitation. Peut-on trouver le CD de cet opéra ?