Au matin, nous prenons encore un repas à la pension. Les trois que nous avons pris depuis hier nous reviennent à 160 kunas chacun, soit presque autant d’ex-francs : la vie touristique n’est pas donnée, au vu du prix des produits achetés en direct. Café, « thé » à l’allemande (du cynorrhodon), jambon, tranches de gruyère, yaourt, muesli pour ceux qui aiment (les adolescents sont nourris aux céréales, une habitude américaine instillée par les lobbies de la corn belt) – le buffet est roboratif et nous rend apte à pagayer !
Nous descendons les kayaks sur une plage de galets à 300 m de là. Nous devons les porter tout chargés, à six par kayak, en longeant la route. Nous pouvons admirer les villas chics toutes neuves, nées de l’essor récent du pays. Rosâne la prof ne porte rien : cela ne va pas à son standing et elle prétend avoir « mal au dos ». Un jeune homme et sa compagne sortent en short de bain pour goûter l’eau dans la fraîcheur du petit matin. Rien de tel pour se tonifier : lui, présente un torse de statue grecque, fuselé par la mer et l’exercice ; elle, plus ronde, a la poitrine ferme et les cuisses galbées. Le spectacle de l’humanité en pleine vigueur, dès potron-minet, revigore. A propos de minet, justement, en voilà deux, tout jeunes chats qui surgissent entre les galets au moment où nous mettons à l’eau les kayaks. Ils voudraient bien embarquer avec nous, mais il n’en est pas question, malgré leurs cabrioles et leurs grandes oreilles de chaton qui font craquer Glane.
Notre kayak n’est pas encore bien réglé. Il faut revoir la tension des pédales de direction. Les deux premières heures de route, ainsi, sont pénibles. Mais il fait beau, l’eau est chaude, il n’y a pas de vent. Elke a décidé que je serai son co-équipier et elle s’installe à l’avant pour avoir la vue dégagée. Nous longeons la côte de l’île où les rochers calcaires tombent directement dans la mer. Ni plage classique, ni galets, ni surtout de sable ! Nous ne pouvons nous arrêter avant de découvrir une crique abordable. Il est 11h30, c’est le moment idéal pour une pause. Nous n’avons pas encore l’habitude de pagayer sans fatigue. Le « pique-nique » se réduit à une tranche de melon au fond d’une anse boisée dont la pente s’élève, raide, tout de suite après la plage de roches. Un vieux local, qui parle un peu italien, nous avoue avoir 61 ans (il en fait dix de plus et va entrer parmi les 13% des Croates de plus de 65 ans). Il se compare au grand pin au-dessus de nos têtes, qui aurait « 240 ans » - comme quoi la région conserve, propice aux âges avancés. L’espérance de vie à la naissance n’est cependant que de 67 ans pour les hommes et 76 ans pour les femmes, avec une mortalité infantile de 10 pour mille. Il nous faut faire attention au feu, ne pas fumer ou éteindre les cigarettes dans l’eau même, pas seulement en l’écrasant. Il ne sait pas que les Occidentaux sont beaucoup moins fumeurs que dans les films des années 60, et beaucoup moins que les Croates. Nous nous jetons à l’eau pour la baignade. L’onde est claire et de petits poissons argentés nagent juste sous la surface, tentant de se camoufler en mettant en accord leurs écailles argent avec les reflets miroitants.
Nous repartons pour deux heures après avoir réglé les pédales du safran. Je suis désormais bien assis à l’arrière, dirigeant les pieds la direction tout en pagayant des deux bras. Je retrouve les gestes initiaux de la pagaie, pratiquée pour la première fois en Basse Californie mexicaine il y a douze ans. Mais les efforts de la journée pour porter les sacs, puis les kayaks chargés, enfin le mauvais réglage de ce matin, me donnent une sorte de tendinite au poignet droit. Le kayak « de l’administration », qui recueille Rosâne et Jipi (tous deux fonctionnaires), est toujours à la traîne. Faut-il y voir un symbole ? Jipi, assis à l’arrière, dit qu’il prend l’eau, tandis que Rosâne s’est découvert une crampe au coude. C’est dur, le sport ! Pourquoi ces deux-là se sont-ils inscrits à deux semaines de pagayage ininterrompu ?
Quand le vent commence à se lever, vers 14h30, nous avisons une crique enfin sur la carte (le début du parcours n’était sur aucune des cartes marines confiées à Eff pour le séjour…) La crique de Stratchinska s’ouvre largement dans les terres, comme un parapluie. Un port minuscule est flanqué d’une cale bétonnée et d’un chemin qui mène plus haut aux quelques maisons. Un Croate qui a étudié en France, assis sur le quai, nous interpelle en nous écoutant parler français. Il confirme le nom du site qu’Eff croit être le bon sans en être sûr, faute de carte depuis le départ. Il nous accueille d’un verre de vin blanc, un cru local vert, au goût de cidre et plutôt tiède vu qu’il est resté au soleil sur les rochers depuis des heures – mais le geste compte.
Nous nous installons sur le quai, vide en cet endroit car le port est un peu plus loin. J’observe un moment deux garçons que nous avons croisés tout à l’heure en kayak. Ils pêchaient en canot le long des rochers avant l’entrée de la crique. Le plus jeune (13 ou 14 ans) est mince et blanc, comparé à son compagnon, un adolescent de 16 ou 17 ans. Peut-être est-il le cousin de la ville, venu ici en vacances ? Ils ont attrapé au moins un calmar que le plus jeune nettoie dans la mer avant de le frapper sur les rochers pour l’attendrir. L’activité marine et la nourriture à base de poisson et de légumes donne aux jeunes corps une minceur vigoureuse agréable à voir. Pourvu que les habitudes des gros - grignotage à toute heure, litres de Coca et graillon pâteux en guise d’en-cas - ne parvienne pas sur ces rives !
Nous replongeons dans l’eau pour nous rafraîchir. Nous n’avons rien d’autre à faire et aucun complément de pique-nique n’est prévu, ce qui est plutôt radin. Brusquement, mais cela devait couver depuis le milieu de la matinée, Rosâne et Jipi décident de nous quitter. Ils profitent de la proposition du Croate qui rentre dans sa vedette au port de Rogatch, où le ferry nous a déposé. Il ramène des clients venus passer la journée ici. Certes Jipi, qui a mal emballé ses affaires, se retrouve avec le duvet mouillé, il n’a pas fait attention à bien fermer son « sac étanche ». Mais je crois qu’il y a inadéquation entre le style du séjour et le tempérament de ces deux-là. Jipi est du genre fils à maman, un peu flemmard, prenant toujours les sacs les plus légers et les bidons les plus petits lorsqu’il s’agit de porter du matériel collectif. Cela jusqu’à ce que quelqu’un lui fasse la remarque. Rosâne est un peu empruntée, pas socialement à sa place dans ce voyage plus physique que « culturel » et prend prétexte d’une petite fatigue du premier jour pour renoncer. Il faut dire, ce que nous apprenons dans l’instant, qu’une copine commune a inscrit d’office les deux avec elle. Or, pour je ne sais quelle raison, elle s’est désistée au dernier moment, en ne les prévenant pas. Etait-ce avec l’arrière-pensée de marier ces deux célibataires ? En bref, tout est réglé en un quart d’heure. Jipi et Rosâne ont rassemblé leurs bagages, repris leur part de la caisse boissons, puis ont embarqué sur la vedette du Croate. Ils laissent un vide. Hors le couple aux deux enfants, il ne reste que des filles, en-dehors d’Eff et de moi.
Le soir tombe, à la lumière nacrée. Un bateau à voiles rempli de jeunes, vient mouiller en face de nous dans le port. Nous entendons les voix de gorge des femmes en chaleur et les jeux dans l’eau trop bruyants pour ne pas être le prélude à d’autres ébats sur les couchettes. Il faut bien que l’amour s’exacerbe, le soleil, la mer, la nudité et la nourriture marine sont des aphrodisiaques puissants. Nous installons nos matelas et duvets sur le plat de la cale en béton, au bord de l’eau, pour éviter les creux et les cailloux de partout ailleurs. Je lis quelques chapitres d’un roman d’Elisabeth George en attendant que la nuit tombe. Des moustiques commencent à se manifester, ce qui me conduit dans les plumes. Elles sont un peu trop chaudes pour le restant de tiédeur accumulé par la cale, mais je ne tarde pas à m’endormir, le nez vers les étoiles.
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